PLUME DE POÉSIES
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 Victor HUGO (1802-1885) L'esprit humain

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Victor HUGO (1802-1885) L'esprit humain  Empty
MessageSujet: Victor HUGO (1802-1885) L'esprit humain    Victor HUGO (1802-1885) L'esprit humain  Icon_minitimeSam 8 Oct - 18:14

[L'ESPRIT HUMAIN]

Et je voyais au loin sur ma tête un point noir.
Comme on voit une mouche au plafond se mouvoir,
Ce point allait, venait; et l'ombre était sublime.

Et l'homme, quand il pense, étant ailé, l'abîme
M'attirant dans sa nuit toujours de plus en plus,
Comme une algue qu'entraîne un ténébreux reflux,
Vers ce point noir, planant dans la profondeur blême,
Je me sentais déjà m'envoler de moi-même
Quand je fus arrêté par quelqu'un qui me dit
-Demeure:
En même temps une main s'étendit.
J'étais déjà très haut dans la nuée obscure.

Et je vis apparaître une étrange figure;
Un être tout semé de bouches, d'ailes, d'yeux;
Vivant, presque lugubre et presque radieux.
Vaste, il volait; plusieurs des ailes étaient chauves.
En s'agitant, les cils de ses prunelles fauves
Jetaient plus de rumeur qu'une troupe d'oiseaux
Et ses plumes faisaient un bruit de grandes eaux.
Cauchemar de la chair ou vision d'apôtre,
Selon qu'il se montrait d'une face ou de l'autre,

Il semblait une bête ou semblait un esprit.
Il paraissait, dans l'air où mon vol le surprit,
Faire de la lumière et faire des ténèbres.

Calme, il me regardait dans les brouillards funèbres.
Et je sentais en lui quelque chose d'humain.

Qu'es-tu donc, toi qui viens me barrer le chemin,
Être obscur, frissonnant au souffle de ces brumes?
Lui dis-je. Il répondit: -Je suis une des plumes
De la nuit, sombre oiseau de nue et de rayons,
Noir paon épanoui des constellations.

Je suis ce qui court, vole, erre, s'enfle, s'apaise;
Je suis en même temps ce qui retombe, pèse,
Saisit l'aile qui va, retient l'essor qui fuit,
Et descend; car le fond de mon être est la nuit.

-Ton nom? -dis-je.

Il reprit:
-Pour toi qui, loin des causes,
Vas flottant, et ne peux voir qu'un côté des choses,
Je suis l'Esprit Humain.
Mon nom est Légion,
Je suis, l'essaim des bruits et la contagion
Des mots vivants allant et venant d'âme en âme.
Je suis Souffle. Je suis cendre, fumée et flamme.
Tantôt l'instinct brutal, tantôt l'élan divin.
Je suis ce grand passant, vaste, invincible et vain,
Qu'on nomme vent; et j'ai l'étoile et l'étincelle
Dans ma parole, étant l'haleine universelle;
L'haleine et non la bouche; un zéphir me grandit
Et m'abat; et quand j'ai respiré, j'ai tout dit.
Je suis géant et nain, faux, vrai, sourd et sonore,
Populace dans l'ombre et peuple dans l'aurore;
Je dis moi, je dis nous; j'affirme, nous nions.
Je suis le flux des voix et des opinions,
Le fantôme de l'an, du mois, de la semaine,
Fait du groupe fuyant de la nuée humaine.
Homme, toujours en moi la contradiction
Tourne sa roue obscure et j'en suis l'Ixion.
Démos, c'est moi. C'est moi ce qui marche, attend, roule,
Pleure et rit, nie et croit; je suis le démon Foule.


Je suis comme la trombe, ouragan et pilier.

En même temps je vis dans l'âtre familier.
Oui, j'arrache au tison la soudaine étincelle
Qui heurte un germe obscur que le crâne recèle,
Et qui, des fronts courbés perçant les épaisseurs,
Fait faire explosion à l'esprit des penseurs.
Je: vis près d'eux, veilleur intime; je combine
Le vieux houblon. de Flandre et la vigne sabine,
La franche joie attique et le rire gaulois;
L'antique insouciance. avec ses douces lois,
Paix, liberté, gaîté, bon sens, est mon breuvage;
J'en grise Erasme et Sterne, et même mon sauvage,
Diderot; et j'en fais couler quelques filets
De la coupe d'Horace au broc de Rabelais.

Il poursuivit:

-Je crie à quiconque commence,
-Assez. -Finis. -Je suis le Médiocre immense.
Toutes les fois qu'on parle et qu'on dit: -Mitoyen,
Mode, médiateur, méridien, moyen,
Par chacun de ces mots on m'évoque, on m'adjure,
Et tantôt c'est louange, et tantôt c'est injure.

Je suis l'esprit Milieu; l'être. neutre qui va
Bas sans trouver Iblis, haut sans voir Jéhovah;
Dans le nombre, je suis Multitude; dans l'être,
Borne. Je m'oppose, homme, a l'excès de connaître,
De chercher, de trouver, d'errer, d'aller au bout;
Je suis Tous, l'ennemi mystérieux de Tout.
Je suis la loi d'arrêt, d'enceinte, de ceinture
Et d'horizon, qui sort de toute la nature;
L'éther irrespirable et bleu sur la hauteur,
Dans le gouffre implacable et sourd, la pesanteur.
C'est moi qui dis: -Voici ta sphère. Attends. Arrête.
Tout être a sa frontière, homme. ou pierre, ange ou bête,
Et doit, sans dilater sa forme d'aujourd'hui,
Subir le noeud des lois qui se croisent en lui.
Je me nomme Limite et je me nomme Centre.
Je garde tous les seuils. de tous les mondes. Rentre.
Tout est par moi, saisi, pris, circonscrit, dompté.
Je me défie, ayant peur de l'extrémité,
De la folie un peu, beaucoup de la sagesse.
Je tiens l'enthousiasme et l'appétit en laisse;
Pour qu'il aille au réel sans s'écarter du bien,
J'attelle au genre humain ce lion et ce chien;
Et, comme je suis souffle et poids, nul ne m'évite,
Car tout, comme esprit, flotte, et, comme corps, gravite.

Et l'explication, je te. l'ai dit, vivant,
C'est que je suis l'esprit matériel, le vent;
Et je suis la matière impalpable, la force.
Je contrains toute sève à rester sous l'écorce;
Et tout piège miroir par mon souffle est terni.
Contre l'enivrement du sinistre infini
Je garde les penseurs, ces pauvres mouches frêles.
Je tiens les pieds de ceux dont l'azur prend les ailes.
Je suis parfum, poison, bien, mal, silence, bruit.
Je suis en haut midi, je suis en bas minuit;
Je vais, je viens; je suis l'alternative sombre;
Je suis l'heure qui fait sortir en frappant l'ombre,
Douze apôtres le jour, la nuit douze césars.
Du beau donnant sa forme au grand, je fais les arts.
Dans les milieux humains, dans les brumes charnelles,
J'erre en voyant; je suis le troupeau des prunelles.
Je suis l'universel, je suis le partiel.
Je nais de la vapeur ainsi que l'eau du ciel,
Et j'éclos du rocher comme le saxifrage.
Je sors du sentier vert, du foyer, du naufrage,
Du pavé du chemin, de la borne du champ,
Des haillons du noyé sur la grève séchant,
Du flambeau qui s'éteint, de la fleur qui se fane
Je me suis appelé Pyrrhon, Aristophane,
Démocrite, Aristote, Esope, Lucien,
Diogène, Timon, Plaute, Pline l'ancien,
Cervantes, Bacon, Swift, Locke, Rousseau, Voltaire.
Je suis la résultante énorme de la terre.

La raison: J'étais là, pensif, troublé, muet;
Pendant que j'écoutais, l'être continuait:

-Homme, à nous le mystère est ouvert. Nous en sommes.
Pour l'abîme, je suis un spectre; pour vous, hommes,
Je suis la Voix qui dit: allez, mais sachez où.
J'erre près du néant le long du garde-fou.
J'avertis.

Il reprit:
-Écoute, esprit qui trembles;
Et qui ne peux pas même entrevoir les ensembles:
Hommes, vous m'ignorez, mais je vous connais tous;
Et je suis encor vous, même en dehors de vous.

Entre les brutes, foule, et les anges, élite,
Il est sur chaque terre et chaque satellite,
Un être à part; pensée et chair matière esprit;
Page mixte du livre où la nature écrit,
Dernier feuillet du Monstre et premier du Génie;
Créature où la fange et l'or font l'harmonie,
Dans la bête à moitié, dans l'idée à demi,
Flamme accouplée avec le corps son ennemi,
Double rayon tordu d'ombre et d'aube ravie,.
Mystère; ayant un pied, dans l'échelle de vie,
Sur une fin, un pied sur un commencement;
Cet être comparant, sentant, voyant, aimant,
C'est l'homme. Que la mort conserve, accroisse ou fauche
Cet à peu près sublime et ce chef-d'oeuvre ébauche,
Qu'il ait ce qu'il appelle une âme, en ce moment
Je ne t'en parle pas, je te dis seulement
Que partout l'homme existe, étant un milieu d'êtres.
Il vit près des soleils, foyers, astres ancêtres.
Sur des terres qui sont plus ou moins loin du feu,
Il vit, domptant son globe; il est grand, il est peu;
Par la forme divers, mais un par sa nature;
Il a l'hydre animal et plante pour ceinture;
Il est sur le sommet de son visible à lui;
Et, larve ou deux lueurs se croisent, point d'appui
De tout un phénomène, identique à lui-même,
Marque partout le même étage du problème;
Entre l'aile, et le ventre il est l'être debout;
Il est partout le roi planétaire; partout
Il possède et régit l'astre -intermédiaire
Entre l'ombre et le grand soleil incendiaire.
Car tout globe qui tourne autour d'une clarté
Est planète de loin, de près humanité.
Or, -puisque jusqu'a moi. ton oeil plonge et pénètre,
C'est moi qui suis l'esprit collectif de cet être,
Partout; sous toute forme, et dans l'immensité.
Tu n'es qu'homme, ô passant; je suis humanité.
L'être effrayant, planant dans l'ombre inaccessible,
Ajouta: .

-Nul ne doit sortir de son possible.
Nul ne doit transgresser son réel. Cependant
Je veux, puisque tu viens dans cette ombre, imprudent,
Faire une exception pour toi que je rencontre.
Quel que soit ton dessein, va! je n'irai pas contre;
Homme, je consens même a contenter tes voeux.
Etant de l'infini, je peux e que je veux;
Ma main peut ouvrir tout puisqu'elle peut tout clore;
Qui puise de, la nuit peut puiser de l'aurore,
Et ce que tu voudras, je te l'accorderai.
Que demandes-tu? parle.

Et dans l'effroi sacré
Je me taisais; roseau ployant, vil brin de chaume.

-Tu n'es pas jusqu'ici venu, dit le fantôme,
Pour ne pas demander quelque chose. Voyons,
Parle. Veux-tu des feux, des nimbes, des rayons?
Que veux-tu de ce gouffre où, lorsque je me penche,
La colombe nuée accourt, farouche et blanche?
Veux-tu savoir le fond du serpent, ou du ver?
Veux-tu que je t'emporte avec moi dans l'éther?
Je t'obéirai. Parle. Ou faut-il qu'on te montre
Comment l'aurore arrive, et vient à la rencontre
Du parfum de la fleur et du chant des oiseaux?
Veux-tu que nous prenions la tempête aux naseaux,
Et que nous nous roulions tous deux dans la tourmente,
Quand la meute du vent court sur l'onde écumante
Et quand l'archer tonnerre et le chasseur éclair
Percent de traits la peau d'écailles de la mer?
Veux-tu qu'à pleines mains, tous deux, dans l'invisible,
O passant, nous puisions l'illusion terrible?
Veux-tu que nous penchions nos yeux sur les secrets,
Et que nous regardions la nature de près
Pendant qu'elle produit dans l'immense pénombre?
Parle. Es-tu curieux de l'accouchement sombre?
Veux-tu voir dans le germe, et voir comment éclôt
Le songe ou le rocher, le sommeil ou le flot,
Et prendre sur le fait la création, mère
De la réalité comme-de la chimère?
Veux-tu d'une naissance entendre la rumeur,
Regarder un éden poindre, avoir la primeur
D'une sphère, d'un globe en fleur, d'une lumière?
Ou voir surgir l'idée, éblouissante, fière,
Cherchant l'époux Génie au fond du ciel lointain?
Dis, veux-tu dans la nuit,. veux-tu dans le destin-
Voir quelque lever d'astre ou quelque lever d'âme?
Tu peux choisir. Demande, interroge, réclame;
Parle. J'attends. Faut-il ressaisir, je le puis,
Une étoile aux cheveux dans la fuite des nuits,
Et te la rapporter splendide et frémissante?
Que veux-tu? Veux-tu voir dix soleils, vingt, soixante,
Se lever à la fois dans soixante univers?
Veux-tu voir, sur le seuil des cieux tout grands ouverts,
Le matin. dételant les sept chevaux de l'Ourse-?
Ou veux-tu que, dans l'ombre où le jour a sa source,
Homme, pour te donner le temps d'examiner,
Les mondes, qu'un prodige éternel fait tourner,
S'arrêtent un moment et reprennent haleine?
Parle.

L'esprit baissa ses ailes de phalène,
Et se tut. L'air tremblait sous mes pieds hasardeux.
Et l'âpre obscurité qui nous voyait tous deux

Et s'étoilait au loin de vagues auréoles,
Put entendre ce sombre échange de paroles.
Entre l'esprit étrange et moi, l'homme ébloui:
-Non, rien de tout cela -Que, demandes-tu? -LUI.

Tout sembla devant moi se fermer; et l'espèce
De clarté qui tremblait dans la nuée épaisse
Sombra dans l'air plus noir qu'un ciel cimmérien.
J'entendis un éclat de rire, et ne vis rien.
Hélas! n'étant qu'un homme, une chair misérable,
Dans cette obscurité fauve, âpre, inexorable,
Dans ces brumes sans jour; sans bords; sous ce linceul,
Je songeai qu'il était horrible d'être seul.
Puis mon esprit revint à son but: -voir, connaître,
Savoir; pendant que l'ombre informe, louche, traître,
Roulant dans ses échos l'affreux rire moqueur,
Grandissait dans l'espace ainsi que dans mon coeur.

Et je criai, ployant mes ailes déjà lasses
-Dites-moi seulement son nom, tristes espaces,
Pour que je le répète à jamais dans la nuit!.

Et je n'entendis rien que la bise qui fuit.
Alors il me sembla qu'en un sombre mirage,
Comme des tourbillons que chasse un vent d'orage,
Je voyais devant moi pêle-mêle passer
Et croître et frissonner. et fuir et s'effacer
Ces cryptes du vertige et ces villes du rêve,
Rome sur ses frontons changeant en croix son glaive,
Thèbes, Jérusalem, Mecque, Médine, Hébron.;
Des figures tenant à la main un clairon,
Et des arbres, hagards, des cavernes, des baumes
Où priaient, barbe au vent, de lugubres Jérômes,
Et, parmi des Babels, des tours, des temples grecs,
D'horribles fronts d'écueils aux cheveux de varechs
Et tout cela, Ninive, Éphèse, Delphe, Abdère, .
Tombeau de saint Grégoire où veille un lampadaire,
Marches de Bénarès, pagodes de Ceylan, .
Monts d'où l'aigle de mer le soir prend son élan,
Minarets, parthénons, wigwams, temple d'Aglaure
Où l'on voit l'aube, fleur vertigineuse, éclore,
Et grotte de Calvin, et chambre de Luther,
Passages d'anges bleus dans le liquide éther,
Trépieds où flamboyaient, des âmes, yeux de braise
:
De la chienne Scylla sur la mer calabraise,
Dodone, Horeb, rochers effarés, bois troublants,
Couvent d'Eschmiadzin aux. quatre clochers blancs,

Noir cromlech de Bretagne, affreux cruach d'Irlande,
Poestum où les rosiers suspendent leur guirlande,
Temples des fils de Cham, temples des fils de Seth,
Tout lentement flottait et s'évanouissait
Dans une sorte d'âpre et vague perspective;
Et ce n'était; devant ma prunelle attentive,
Que de la vision qui ne fait pas de bruit,
Et de la forme obscure éparse dans la nuit.

Et, pâle, en moi, tout bas, je fis cet appel sombre,
Sans oser élever la voix, de peur de l'ombre:'

Êtres! lieux! choses! nuit! nuit froide qui te tais!
Cèdres de Salomon, chênes de Teutatès;
^ plongeurs de nuée, ô rapporteurs de tables;
Devins, mages, voyants, hommes épouvantables;
Thébaïdes, forêts, solitudes; Ombos
Où les docteurs, vivant dans des creux de tombeaux,
S'emplissent d'inconnu comme d'eau les éponges;
^ croisements obscurs des gouffres et des songes,
Sommeil, blanc soupirail des apparitions;
Germes, avatars, nuit des transformations
Où l'archange s'envole, où le monstre se vautre;
Mort, noir pont naturel entre une étoile et l'autre,
Communication entre l'homme et le ciel;
Colosse de Minerve aptère, aux pieds duquel
Le vent respectueux fait tomber ceux qui passent';
Flots revenant toujours que les rocs toujours chassent;
Chauve Apollonius, vieux rêveur sidéral;
^ scribes, qui, du bout du bâton augural
Tracez de l'alphabet les ténébreux jambages;
Époptes grecs fakirs, voghis, bonzes, eubages,
^ tours d'où se jetaient les circumcellions;
Sanctuaires; trépieds, autels, fosse aux lions;
Vous qui voyez suer les fronts pâles des sages,
Cimetières, repos, asiles, noirs passages
Où viennent s'essuyer les penseurs, ces vaincus;
Monstrueux caveau peint du roi Psamméticus;
François d'Assises, Scot, Bruno, sainte Rhipsime
^ marcheurs attirés aux clartés de la cime;
Sept sages qui parlez dans l'ombre à Cyrselus ;
Du rêve et du-désert redoutables reclus'
Qui chuchotez avec les bouches invisibles;
Fronts courbés sous les cieux d'ou descendent les bibles;
Spectres; effarements de lampe et de flambeau;
Toi -qui vois Chanaan; montagne de, Nébo;
Moines du mont Athos, chantant de sombres proses';
Libellules d'Asie errant dans les jamroses ;
Isthme de Suez fermant l'Inde comme un verrou;

Ô voûtes d'Ellora, croupes du mont Mérou
D'où s'échappe le Gange. aux grandes eaux sacrées;
Ombre, qui n'as pas l'air de savoir que tu crées;
^ vous qui criez: deuil! vous qui criez: espoir!
Spherus qui, toujours seul dans l'antre toujours noir,
Cherches Dieu -par les mille ouvertures funèbres,
Blanches, tristes, que font à l'âme les ténèbres;
Prêtres qu'en votre nuit suit le doute importun;
Vous, psalmistes, David, Éthan, grave Idithun ;
Jean, interlocuteur de l'oiseau chéroubime ;
Et vous, poetes; Dante, homme. effrayant d'abîme,
Grand front tragique ombré de feuilles de laurier,
Qui t'en reviens, laissant l'obscurité crier,
Rapportant sous tes cils la lueur des avernes;
Dompteurs qui sans pâlir allez dans les cavernes
Chercher le hurlement jusque dans son chenil;
Pilotes nubiens qui remontez le Nil;
^ prodigieux cerf aux rameaux noirs qui brames
Dans la forêt des djinns, des pandits et des brames;
Hommes enterrés vifs, songeant dans vos cercueils;
^ pâtres accoudés; ô bruyères; écueils
Où rêve au crépuscule une forme sinistre;
Pythie assise au front du hideux cap Canistre;
Angles mystérieux où les songeurs entrés
Distinguent vaguement des satrapes mitrés;
Vous que la lune enivre et trouble, sélénites ;
Vous, bénitiers sanglants des seules eaux bénites,
Yeux en pleurs des martyrs; vous, savants indécis;
Merlin, sous l'escarboucle inexprimable assis;
Toi, Job, qui te plains; toi, Basile, qui médites;
Est-ce qu'on ne peut pas voir un peu de jour, dites?

Et, sombre, j'attendis; puis je continuai:

-Quoi! l'homme tomberait, hagard, exténué,
Comme le moucheron qui bat la vitre blême!
Quoi! tout aboutirait a du néant suprême!
Tout l'effort des chercheurs frémissants se perdrait!
L'homme habiterait l'ombre et serait au secret!
Marcher serait errer! l'aile serait punie!
L'aurore, ô cieux profonds, serait une ironie!

Alors, tout haut; levant la voix, levant les bras,
Éperdu, je criai: -Cela ne se peut pas!
Grand inconnu! méchant ou bon! grand invisible!
Je te le dis en face, Être! c'est impossible!
On éclata de rire une seconde fois...

Et ce rire était plus un rictus qu'une voix;
Il remua longtemps l'ombre visionnaire,

Et, s'évanouissant, roula comme un tonnerre
Dans ce prodigieux silence où le néant
Semblait vivre, insondable, immobile et béant.

Ô méditations! oh! comme l'esprit souffre
Sous les porches hagards et difformes du gouffre!
Comme le souffle noir du vide vous-poursuit,
Sinistre, en vous jetant du trouble et de la nuit!
Comme on sent que le rêve est un être qui vole
Et passe... -On m'adressait dans l'ombre la parole;
Et de funèbres voix que sur mon front j'avais
Comme les endormis en ont à leurs chevets,
Chuchotaient au-dessus de moi des choses sombres.
Je sentais la terreur muette des décombres
Et je me demandais: -Qui donc murmure ainsi?
C'était, dans le ciel morne et de brume épaissi,
Comme un nuage obscur de bouches sur ma téte;
Des faces me parlaient dans un vent de tempête;
Puis ces voix s'éteignaient comme le vague son
Qui n'est plus la parole et devient le frisson.
Noirs discours! l'ironie y grinçait dans le râle;
Des plaintes, sanglotant dans l'ombre sépulcrale
Comme entre les roseaux gémit le gavial,
S'achevaient en sarcasme amer et trivial;
Je croyais par moments qu'en ces vagues royaumes
J'assistais au concile effrayant des fantômes
Que nous nommons raison, logique, utilité,
Certitude, calcul, sagesse, vérité;
Il me semblait, parmi le grand murmure austère
De l'horreur, de la nuit, du tombeau, du mystère,
Entendre Aristophane; et voir, après les pleurs,
Toutes sortes d'éclairs cyniques et railleurs,
Moqueurs, étincelants, percer l'ombre ennemie,
Et Rabelais passer à travers Jérémie;
J'écoutais frémissant et par moments vaincu.
Était-ce des esprits d'hommes ayant vécu:?
Était-ce les conseils qui flottent dans les nues
Pour quiconque s'égare aux routes inconnues?
Mon front sous l'infini ployait lugubrement.
L'espace affreux, éther, ténèbres, firmament,
Espèce de taillis sans branches étoilées,
Où les brouillards fuyaient en confuses mêlées,
Semblait d'une forêt le redoutable dais....
Qu'était-ce que ces voix? je ne sais.-J'entendais.
Et ma raison. tremblait en moi, diminuée,
Dans des tressaillements d'orage et de nuée.

Cependant par degrés l'ombre devint visible;
Et l'être qui m'avait parlé précédemment

Reparut, mais grandi jusqu'à l'effarement;
Il remplissait du. haut en bas le sombre. dôme
Comme si l'infini dilatait ce fantôme;
De sorte que. l'esprit effrayant n'offrait plus
Que des faces roulant par flux et par reflux,
Un sourd fourmillement d'hydres, d'hommes, de bêtes,
Et que le fond du ciel me semblait plein de têtes.
Ces têtes par. moments semblaient se quereller.
Je voyais tous ces yeux dans l'ombre étinceler.
Le monstre grandissait en silence, sans cesse.
Et je ne savais plus. ce que c'était. Était-ce
Une montagne, une hydre, un gouffre, une cité,
Un nuage, un amas d'ombre,. l'immensité?
Je sentais tous ces yeux sur moi fixés ensemble.
Tout à coup, frissonnant comme un arbre qui tremble,
Le fantôme géant se répandit en-voix,
Qui sous ses flancs confus murmuraient a la fois;
Et, comme d'un brasier tombent des étincelles,
Comme on voit des oiseaux épars, pigeons, sarcelles,
D'un grand essaim passant s'écarter quelquefois,
Comme un vert tourbillon de feuilles sort d'un bois,
Comme, dans les hauteurs par les vents remuées,
En avant d'un orage il vole des nuées,
Toutes ces voix, mêlant le cri, l'appel, le chant,
De l'immense être informe et noir se détachant,
Me montrant vaguement des masques et des bouches,
Vinrent sur moi bruire avec des bruits farouches,
Parfois en même temps et souvent tour à tour,
Comme des monts, à l'heure où se lève le jour,
L'un après l'autre, au fond de l'horizon s'éclairent
Et des formes, sortant du monstre, me parlèrent:
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