PLUME DE POÉSIES
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 François-René De Chateaubriand (1768-1848) Livre V Argument.

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François-René De Chateaubriand (1768-1848) Livre V Argument. Empty
MessageSujet: François-René De Chateaubriand (1768-1848) Livre V Argument.   François-René De Chateaubriand (1768-1848) Livre V Argument. Icon_minitimeJeu 31 Mai - 23:41

Livre V


Argument.


Le matin approchait; Eve raconte à Adam son rêve fâcheux. Il n'aime pas ce rêve;
cependant il la console. Ils sortent pour leurs travaux du jour: leur hymne du
matin à la porte de leur berceau. Dieu, afin de rendre l'homme inexcusable,
envoie Raphael pour l'exhorter à l'obéissance, lui rappeler son état libre, le
mettre en garde contre son ennemi, qui est proche, lui apprendre quel est cet
ennemi, pourquoi il est son ennemi, et tout ce qu'il est utile en outre à Adam
de connaître. Raphael descend au Paradis; sa figure décrite; sa venue découverte
au loin par Adam, assis à la porte de son berceau. Adam va à la rencontre de
l'ange, l'amène à sa demeure et lui offre les fruits les plus choisis, cueillis
par Eve; leurs discours à table. Raphael accomplit son message, fait souvenir
Adam de son état et de son ennemi; à la demande d'Adam, il raconte quel est cet
ennemi, comment il l'est devenu, en commençant à la première révolte de Satan
dans le ciel, il dit la cause de cette révolte; comment l'esprit rebelle
entraîna ses légions, après lui dans les parties du Nord, comment il les incita
à se révolter avec lui, les persuada tous, excepté Abdiel, le séraphin, qui
combat ses raisons, s'oppose à lui et l'abandonne.


Déjà le matin, avançant ses pas de rose dans les régions de l'est, semait la
terre de perles orientales, lorsque Adam s'éveilla, telle était sa coutume, car
son sommeil, léger comme l'air, entretenu par une digestion pure et des vapeurs
douces et tempérées, était légèrement dispersé par le seul bruit des ruisseaux
fumants, des feuilles agitées (éventail de l'aurore), et par le chant matinal et
animé des oiseaux sur toutes les branches: il est d'autant plus étonné de
trouver Eve non éveillée, la chevelure en désordre et les joues rouges comme
dans un repos inquiet. Il se soulève à demi, appuyé sur le coude; penché
amoureusement sur elle, il contemple avec des regards d'un cordial amour la
beauté qui, éveillée ou endormie, brille de grâces particulières. Alors d'une
voix douce, comme quand Zéphyre souffle sur Flore, touchant doucement la main
d'Eve, il murmure ces mots:

"Eveille-toi, ma très belle, mon épouse, mon dernier bien trouvé, le meilleur et
le dernier présent du Ciel, mon délice toujours nouveau! éveille-toi! Le matin
brille, et la fraîche campagne nous appelle; nous perdons les prémices du jour,
le moment de remarquer comment poussent nos plantes soignées, comment fleurit le
bocage de citronniers, d'où coule la myrrhe, et ce que distille le balsamique
roseau, comment la nature peint ses couleurs, comment l'abeille se pose sur la
fleur pour en extraire la douceur liquide. "

Ainsi murmurant, il l'éveille, mais jetant sur Adam un oeil effrayé, et
l'embrassant, elle parla ainsi:

"O toi, le seul en qui mes pensées trouvent tout repos, ma gloire, ma
perfection, que j'ai de joie de voir ton visage et le matin revenu! Cette nuit
(jusqu'à présent je n'ai jamais passé une nuit pareille), je rêvais (si je
rêvais) non de toi, comme je le fais souvent, non des ouvrages du jour passé ou
du projet du lendemain, mais d'offense et de trouble que mon esprit ne connut
jamais avant cette nuit accablante. Il m'a semblé que quelqu'un, attaché à mon
oreille, m'appelait avec une voix douce, pour me promener: je crus que c'était
la tienne; elle disait: Pourquoi dors-tu, Eve? Voici l'heure charmante, fraîche,
silencieuse, sauf où le silence cède à l'oiseau harmonieux de la nuit, qui,
maintenant éveillé, soupire sa plus douce chanson, enseignée par l'amour. La
lune, remplissant tout son orbe, règne, et avec une plus agréable clarté fait
ressortir sur. l'ombre la face des choses; c'est en vain, si personne ne
regarde. Le Ciel veille avec tous ses veux, pour qui contempler, si ce n'est
toi, ô désir de la nature! A ta vue, toutes les choses se réjouissent, attirées
par ta beauté pour l'admirer toujours avec ravissement.

"Je me suis levé à ton appel, mais je ne t'ai point trouvé. Pour te chercher,
j'ai dirigé alors ma promenade; il m'a semblé que je passais seule des chemins
qui m'ont conduite tout à coup à l'arbre de la science défendue: il paraissait
beau, beaucoup plus beau à mon imagination que pendant le jour. Et comme je le
regardais en m'étonnant, une figure se tenait auprès, semblable par la forme et
les ailes à l'un de ceux-là du Ciel que nous avons vus souvent: ses cheveux,
humides de rosée exhalaient l'ambroisie; il contemplait l'arbre aussi:

"Et il disait: "O belle plante, de fruit surchargée, personne ne daigne-t-il te
soulager de ton poids et goûter de ta douceur, ni Dieu ni homme? La science est-
elle si méprisée? L'envie, ou quelque réserve, défend-elle de goûter? Le défende
qui voudra, nul ne me privera plus longtemps de ton bien offert: pourquoi
autrement est-il ici? "

"Il dit, et ne s'arrêta pas; mais d'une main téméraire il arrache, il goûte.
Moi, je fus glacée d'une froide horreur à des paroles si hardies, confirmées par
une si hardie action. Mais lui, transporté de joie:

"O fruit divin, doux par toi-même, mais beaucoup plus doux ainsi cueilli,
défendu ici, ce semble, comme ne convenant qu'à des dieux, et cependant capable
de faire dieux des hommes! Et pourquoi pas, puisque plus le bien est communiqué,
plus il croît abondant; puisque l'auteur de ce bien n'est pas offensé, mais
honoré davantage! Ici, créature heureuse! Eve, bel ange, partage avec moi:
quoique tu sois heureuse, tu peux être plus heureuse encore, bien que tu ne
puisses être plus digne du bonheur. Goûte ceci, et sois désormais parmi les
dieux, toi-même déesse, non plus à la terre confinée, mais, comme nous, tantôt
tu seras dans l'air, tantôt tu monteras au Ciel par ton propre mérite, et tu
verras de quelle vie vivent là les dieux, et tu vivras d'une pareille vie. "

"Parlant ainsi, il approche, et me porte jusqu'à la bouche la partie de ce même
fruit qu'il tenait, et qu'il avait arraché: l'odeur agréable et savoureuse
éveilla si fort l'appétit, qu'il me parut impossible de ne pas goûter. Aussitôt
je m'envole avec l'esprit au haut des nues, et au-dessous de moi je vois la
terre se déployer immense; perspective étendue et variée. Dans cette extrême
élévation, m'étonnant de mon vol et de mon changement, mon guide disparaît tout
à coup; et moi, ce me semble, je suis précipitée en bas, et je tombe endormie.
Mais, oh! que je fus heureuse, lorsque je me réveillai, de trouver que cela
n'était qu'un songe! "

Ainsi Eve raconta sa nuit, et ainsi Adam lui répondit, attristé:

"Image la plus parfaite de moi-même, et ma plus chère moitié, le trouble de tes
pensées cette nuit, dans le sommeil, m'affecte comme toi; je ne puis aimer ce
songe décousu, provenu du mal, je le crains; cependant le mal, d'où viendrait-
il? Aucun mal ne peut habiter en toi, créature si pure. Mais sache que dans
l'âme il existe plusieurs facultés inférieures qui servent la raison comme leur
souveraine. Entre celles-ci l'imagination exerce le principal office: de toutes
les choses extérieures que représentent les cinq sens éveillés elle se crée des
fantaisies, des formes aériennes, que la raison assemble ou sépare et dont elle
compose tout ce que nous affirmons, ou ce que nous nions, et ce que nous
appelons notre science ou notre opinion. La raison se retire dans sa cellule
secrète, quand la nature repose: souvent pendant son absence l'imagination, qui
se plaît à contrefaire, veille pour l'imiter; mais joignant confusément les
formes, elle produit souvent un ouvrage bizarre, surtout dans les songes,
assortissant mal des paroles et des actions récentes ou depuis longtemps
passées.

"Je trouve ainsi, à ce qu'il me paraît, quelques traces de notre dernière
conversation du soir dans ton rêve, mais avec une addition étrange. Cependant,
ne sois pas triste, le mal peut aller et venir dans l'esprit de Dieu ou de
l'homme sans leur aveu, et n'y laisser ni tache ni blâme; ce qui me donne
l'espoir que ce que tu abhorrais de rêver dans le sommeil, éveillée tu ne
consentirais jamais à le faire. N'aie donc pas le coeur abattu; ne couvre pas de
nuages ces regards qui ont coutume d'être plus radieux et plus sereins que ne
l'est à la terre le premier sourire d'un beau matin. Levons-nous pour nos
fraîches occupations parmi les bocages, les fontaines et les fleurs, qui
entrouvrent à présent leur sein, rempli des parfums les plus choisis, réservés
de la nuit, et gardés pour toi. "

Il ranimait ainsi sa belle épouse, et elle était ranimée; mais silencieusement
ses yeux laissèrent tomber un doux pleur; elle les essuya avec ses cheveux; deux
autres précieuses larmes se montraient déjà à leur source de cristal; Adam les
cueillit dans un baiser avant leur chute, comme les signes gracieux d'un tendre
remords et d'une timidité pieuse, qui craignait d'avoir offensé.

Ainsi tout fut éclairci, et ils se hâtèrent vers la campagne. Mais au moment où
ils sortirent de dessous la voûte de leur berceau d'arbres, ils se trouvèrent
d'abord en pleine vue du jour naissant et du soleil, à peine levé, qui
effleurait encore des roues de son char l'extrémité de l'Océan, lançait
parallèles à la terre ses rayons remplis de rosée, découvrant dans un paysage
immense tout l'orient du paradis et les plaines heureuses d'Eden; ils
s'inclinèrent profondément, adorèrent, et commencèrent leurs prières, chaque
matin dûment offertes en différent style; car ni le style varié ni le saint
enthousiasme ne leur manquaient pour louer leur Créateur en justes accords
prononcés ou chantés sans préparations aucunes. Une éloquence rapide coulait de
leurs lèvres, en prose ou en vers nombreux, si remplis d'harmonie, qu'ils
n'avaient besoin ni du luth, ni de la harpe pour ajouter à leur douceur.

"Ce sont là tes glorieux ouvrages, Père du bien, ô Tout-Puissant! Elle est
tienne, cette structure de l'univers, si merveilleusement belle! Quelle
merveille es-tu donc toi-même, Etre inénarrable, toi qui, assis au-dessus des
cieux, es pour nous ou invisible ou obscurément entrevu dans tes ouvrages les
plus inférieurs, lesquels pourtant font éclater au delà de toute pensée ta bonté
et ton pouvoir divin.

"Parlez, vous qui pouvez mieux dire, vous fils de la lumière, anges! car vous le
contemplez, et avec des cantiques et des choeurs de symphonies, dans un jour
sans nuit, pleins de joie, vous entourez son trône, vous dans le Ciel!

"Sur la terre que toutes les créatures le glorifient, lui le premier, lui le
dernier, lui le milieu, lui sans fin!

"O la plus belle des étoiles, la dernière du cortège de la nuit, si plutôt tu
n'appartiens pas à l'aurore, gage assuré du jour, toi dont le cercle brillant
couronne le riant matin, célèbre le Seigneur dans ta sphère, quand l'aube se
lève, à cette charmante première heure!

"Toi, soleil, à la fois l'oeil et l'âme de ce grand univers, reconnais-le plus
grand que toi, fais retentir sa louange dans ta course éternelle, et quand tu
gravis le Ciel, et quand tu atteins la hauteur du midi, et lorsque tu tombes!

"Lune, qui tantôt rencontres le soleil dans l'orient, qui tantôt fuis avec les
étoiles fixes, fixées dans leur orbe, qui fuit; et vous, autres feux errants,
qui tous cinq figurez une danse mystérieuse, non sans harmonie, chantez la
louange de celui qui des ténèbres appela la lumière!

"Air, et vous éléments, les premiers nés des entrailles de la nature, vous qui
dans un quaternaire parcourez un cercle perpétuel, vous qui, multiformes,
mélangez et nourrissez toutes choses, que vos changements sans fin varient de
notre grand Créateur la nouvelle louange!

"Vous, brouillards et exhalaisons qui en ce moment, gris ou ternes, vous élevez
de la colline ou du lac fumeux jusqu'à ce que le soleil peigne d'or vos franges
laineuses, levez-vous en honneur du grand Créateur du monde! et soit que vous
tendiez de nuages le ciel décoloré, soit que vous abreuviez le sol altéré avec
des pluies tombantes, en montant ou en descendant, répandez toujours sa louange!

"Sa louange, vous, ô vents, qui soufflez des quatre parties de la terre,
soupirez-la avec douceur ou force! Inclinez vos têtes, vous, pins. Vous, plantes
de chaque espèce, en signe d'adoration, balancez-vous!

"Fontaines, et vous qui gazouillez tandis que vous coulez, mélodieux murmures,
en gazouillant dites sa louange!

"Unissez vos voix, vous toutes âmes vivantes: oiseaux qui montez en chantant à
la porte du Ciel, sur vos ailes et dans vos hymnes, élevez sa louange!

"Vous qui glissez dans les eaux, et vous qui vous promenez sur la terre, qui la
foulez avec majesté, ou qui rampez humblement, soyez témoins que je ne garde le
silence ni le matin ni le soir; je prête ma voix à la colline ou à la vallée, à
la fontaine ou au frais ombrage, et mon chant les instruit de sa louange.

"Salut, universel Seigneur! sois toujours libéral pour ne nous donner que le
bien. Et si la nuit a recueilli ou caché quelque chose de mal, disperse-le,
comme la lumière chasse maintenant les ténèbres. "

Innocents ils prièrent, et leurs pensées recouvrèrent promptement une paix ferme
et le calme accoutumé. Ils s'empressèrent à leur ouvrage champêtre du matin,
parmi la rosée et les fleurs, là ou quelques rangs d'arbres fruitiers surchargés
de bois étalaient trop leurs branches touffues et avaient besoin qu'une main
réprimât leurs embrassements inféconds; ils amènent la vigne pour la marier à
son ormeau; elle, épousée, entrelace autour de lui ses bras nubiles et lui
apporte en dot ses grappes adoptées, afin d'orner son feuillage stérile. Le
puissant roi du Ciel vit avec pitié nos premiers parents occupés de la sorte; il
appelle à lui Raphael, esprit sociable qui daigna voyager avec Tobie et assura
son mariage avec la vierge sept fois mariée.

"Raphael, dit-il, tu sais quel désordre sur la terre Satan, échappé de l'Enfer à
travers le gouffre ténébreux, a élevé dans le Paradis; tu sais comment il a
troublé cette nuit le couple humain, et comment il projette de perdre en lui du
même coup la race humaine. Va donc, cause la moitié de ce jour avec Adam comme
un ami avec un ami; tu le trouveras dans quelque berceau ou sous quelque
ombrage, retiré à l'abri de la chaleur du midi pour se délasser un moment de son
travail quotidien, par la nourriture ou par le repos. Tiens-lui des discours
tels qu'ils lui rappellent son heureux état, le bonheur qu'il possède laissé
libre à volonté, laissé à sa propre volonté libre, à sa volonté qui, quoique
libre, est changeante; avertis-le de prendre garde de s'égarer par trop de
sécurité. Dis-lui surtout son danger et de qui il vient; dis-lui quel ennemi,
lui-même récemment tombé du Ciel, complote à présent de faire tomber les autres
d'un pareil état de félicité: par la violence? Non, car elle serait repoussée;
mais par la fraude et les mensonges. Fais-lui connaître tout cela, de peur
qu'ayant volontairement transgressé, il n'allègue la surprise, n'ayant été ni
averti ni prévenu. "

Ainsi parla l'éternel Père, et il accomplit toute justice. Le saint ailé ne
diffère pas après avoir reçu sa mission; mais du milieu de mille célestes
ardeurs où il se tenait voilé de ses magnifiques ailes, il s'élève léger et vole
à travers le Ciel. Les choeurs angéliques, s'écartant des deux côtés, livrent un
passage à sa rapidité à travers toutes les routes de l'empyrée, jusqu'à ce
qu'arrivé aux portes du Ciel elles s'ouvrent largement d'elles-mêmes, tournant
sur leurs gonds d'or: ouvrages divins du souverain architecte. Aucun nuage,
aucune étoile interposés n'obscurcissant sa vue, il aperçoit la Terre, toute
petite qu'elle est, et ressemblant assez aux autres globes lumineux: il découvre
le jardin de Dieu couronné de cèdres au-dessus de toutes les collines: ainsi,
mais moins sûrement, pendant la nuit, le verre de Galilée observe dans la Lune
des terres et des régions imaginaires; ainsi le pilote, parmi les Cyclades
voyant d'abord apparaître Delos ou Samos, les prend pour une tache de nuage. Là
en bas Raphael hâte son vol précipité, et à travers le vaste firmament éthéré,
vogue entre des mondes et des mondes. Tantôt, l'aile immobile, il est porté sur
les vents polaires; tantôt son aile, éventail vivant, frappe l'air élastique,
jusqu'à ce que, parvenu à la hauteur de l'essor des aigles, il semble à tous les
volatiles un phénix, regardé par tous avec admiration comme cet oiseau unique
alors que, pour enchâsser ses reliques dans le temple brillant du Soleil, il
vole vers la Thèbes d'Egypte.

Tout à coup, sur le sommet oriental du Paradis, l'ange s'abat, et reprend sa
première forme, séraphin ailé. Pour ombrager ses membres divins, il porte six
ailes; la paire qui revêt chacune de ses larges épaules revient, ornement royal,
comme un manteau sur sa poitrine; la paire du milieu entoure sa taille ainsi
qu'une zone étoilée, borde ses reins et ses cuisses d'un duvet d'or, et de
couleurs trempées dans le Ciel; la dernière paire ombrage ses pieds, et
s'attache à ses talons en plume maillée, couleur du firmament: semblable au fils
de Maïa, il se tient debout et secoue ses plumes, qui remplissent d'un parfum
céleste la vaste enceinte d'alentour.

Incontinent toutes les troupes d'anges de garde le reconnurent et se levèrent en
honneur de son rang et de son message suprême, car elles pressentirent qu'il
était chargé de quelque haut message. Il passe leurs tentes brillantes, et il
entre dans le champ fortuné au travers des bocages de myrrhe, des odeurs
florissantes de la cassie, du nard et du baume, désert de parfums. Ici la nature
folâtrait dans son enfance et se jouait à volonté dans ses fantaisies
virginales, versant abondamment sa douceur, beauté sauvage au-dessus de la règle
et de l'art; ô énormité de bonheur!

Raphael s'avançait dans la forêt aromatique; Adam l'aperçut; il était assis à la
porte de son frais berceau, tandis que le soleil à son midi dardait à plomb ses
rayons brûlants pour échauffer la terre dans ses plus profondes entrailles
(chaleur plus forte qu'Adam n'avait besoin); Eve dans l'intérieur du berceau,
attentive à son heure, préparait pour le dîner des fruits savoureux, d'un goût à
plaire au véritable appétit et à ne pas ôter, par intervalles, la soif d'un
breuvage de nectar que fournissent le lait, la baie ou la grappe. Adam appelle
Eve; "Accours ici, Eve; contemple chose digne de ta vue: à l'orient, entre ces
arbres, quelle forme glorieuse s'avance par ce chemin! elle semble une autre
aurore levée à midi. Ce messager nous apporte peut-être quelque grand
commandement du Ciel et daignera ce jour être notre hôte. Mais va vite, et ce
que contiennent tes réserves, apporte-le; prodigue l'abondance convenable pour
honorer et recevoir notre divin étranger. Nous pouvons bien offrir leurs propres
dons à ceux qui nous les donnent, et répandre largement ce qui nous est
largement accordé, ici où la nature multiplie sa fertile production, et en s'en
débarrassant devient plus féconde; ce qui nous enseigne à ne point épargner. "

Eve lui répond:

"Adam, moule sanctifié d'une terre inspirée de Dieu, peu de provisions sont
nécessaires là où ces provisions en toutes les saisons mûrissent pour l'usage
suspendues à la branche, excepté des fruits qui dans une réserve frugale
acquièrent de la consistance pour nourrir et perdent une humidité superflue.
Mais je me hâterai, et de chaque rameau et de chaque tige, de chaque plante et
de chaque courge succulente, j'arracherai un tel choix pour traiter notre hôte
angélique qu'en le voyant il avouera qu'ici sur la terre Dieu a répandu ses
bontés comme dans le Ciel. "

Elle dit, et part à la hâte avec des regards empressés, préoccupée de pensées
hospitalières. Comment choisir ce qu'il y a de plus délicat? quel ordre suivre
pour ne pas mêler les goûts, pour ne pas les assortir inélégants, mais pour
qu'une saveur succède à une saveur relevée par le changement le plus agréable?
Eve court, et de chaque tendre tige elle cueille ce que la terre, cette mère qui
porte tout, donne à l'Inde orientale ou occidentale, aux rivages du milieu, dans
le Pont, sur la côte punique ou sur les bords qui virent régner Alcinoüs; fruits
de toutes espèces, d'une écorce raboteuse ou d'une peau unie, renfermés dans une
bogue ou dans une coquille; large tribut qu'Eve recueille et qu'elle amoncelle
sur la table d'une main prodigue. Pour boisson elle exprime de la grappe un vin
doux et inoffensif; elle écrase différentes baies, et des douces amandes
pressées elle mélange une crème onctueuse; elle ne manque point de vases
convenables et purs pour contenir ces breuvages. Puis elle sème la terre de
roses, et des parfums de l'arbrisseau qui n'ont point été exhalés par le feu.

Cependant notre premier père, pour aller à la rencontre de son hôte céleste,
s'avance hors du berceau, sans autre suite que celle de ses propres perfections;
en lui était toute sa cour; cour plus solennelle que l'ennuyeuse pompe que
traînent les princes, alors que leur riche et long cortège de pages chamarrés
d'or, de chevaux conduits en main, éblouit les spectateurs et les laisse la
bouche béante. Dès qu'il fut en présence de l'archange, Adam, quoique non
intimidé, toutefois avec un abord soumis et une douceur respectueuse,
s'inclinant profondément comme devant une nature supérieure, lui dit:

"Natif du Ciel (car aucun autre lieu que le Ciel ne peut renfermer une si
glorieuse forme), puisque en descendant des trônes d'en haut tu as consenti à te
priver un moment de ces demeures fortunées et à honorer celles-ci, daigne avec
nous, qui ne sommes ici que deux, et qui cependant, par un don souverain,
possédons cette terre spacieuse, daigne te reposer sous l'ombrage de ce berceau:
viens t'asseoir pour goûter ce que ce jardin offre de plus choisi, jusqu'à ce
que la chaleur du midi soit passée, et que le soleil plus refroidi décline. "

L'angélique Vertu lui répondit avec douceur:

"Adam, c'est pour cela même que je viens ici: tu es créé tel, ou tu as ici un
tel séjour pour demeure, que cela peut souvent inviter les esprits mêmes du Ciel
à te visiter. Conduis-moi donc où ton berceau surombrage; car de ces heures du
milieu du jour jusqu'à ce que le soir se lève, je puis disposer. "

Ils arrivèrent à la demeure sylvaine, qui, semblable à la retraite de Pomone,
souriait parée de fleurs et de senteurs charmantes. Mais Eve, non parée, excepté
d'elle-même (plus aimablement belle qu'une nymphe des bois ou que la plus belle
des trois déesses fabuleuses qui luttèrent nues sur le mont Ida), Eve se tenait
debout pour servir son hôte du Ciel: couverte de sa vertu, elle n'avait pas
besoin de voile, aucune pensée infirme n'altérait sa joue. L'ange lui donna le
salut, la sainte salutation employée longtemps après pour bénir Marie, seconde
Eve.

"Salut, mère des hommes, dont les entrailles fécondes rempliront le monde de tes
fils, plus nombreux que ces fruits variés dont les arbres de Dieu ont chargé
cette table! "

Leur table était un gazon élevé et touffu, entouré de sièges de mousse. Sur son
ample surface carrée, d'un bout à l'autre, tout l'automne était entassé, quoique
alors le printemps et l'automne dansassent ici main en main. Adam et l'ange
discoururent quelque temps (ils ne craignaient pas que les mets refroidissent).
Notre père commença de la sorte:

"Céleste étranger, qu'il te plaise goûter ces bontés que notre Nourricier, de
qui tout bien parfait descend sans mesure, a ordonné à la terre de nous céder
pour aliment et pour délice; nourriture peut-être insipide pour des natures
spirituelles. Je sais seulement ceci: un Père céleste donne à tous.

L'ange répondit:

"Ainsi ce qu'il donne (sa louange soit à jamais chantée!) à l'homme, en partie
spirituel, peut n'être pas trouvé une ingrate nourriture par les purs esprits.
Les substances intellectuelles demandent la nourriture comme vos substances
rationnelles; les unes et les autres ont en elles la faculté inférieure des
sens, au moyen desquels elles écoutent, voient, sentent, touchent et goûtent: le
goût raffine, digère, assimile et transforme le corporel en incorporel.

"Sache que tout ce qui a été créé a besoin d'être soutenu et nourri: parmi les
éléments, le plus grossier alimente le plus pur: la terre nourrit la mer, la
terre et la mer nourrissent l'air, l'air nourrit ces feux éthérés, et d'abord la
Lune, comme le plus abaissé: de là sur sa face ronde ces taches, vapeurs non
purifiées qui ne sont point encore converties en sa substance. La Lune de son
continent humide exhale aussi l'aliment aux orbes supérieurs. Le Soleil, qui
dispense la lumière à tous, reçoit de tous en humides exhalaisons ses
récompenses alimentaires; et le soir il fait son repas avec l'océan. Quoique
dans le Ciel les arbres de vie portent un fruitage d'ambroisie, et que les
vignes donnent le nectar; quoique chaque matin nous enlevions sur les rameaux
des rosées de miel, que nous trouvions le sol couvert d'un grain perlé,
cependant ici Dieu a varié sa bonté avec tant de nouvelles délices, qu'on peut
comparer ce jardin au Ciel; et pour ne pas goûter à ces dons, ne pense pas que
je sois assez difficile. "

Ainsi l'ange et Adam s'assirent et tombèrent sur leurs mets. L'ange mangea non
pas en apparence, en fumée, le dire commun des théologiens, mais avec la vive
hâte d'une faim réelle et la chaleur digestive pour transsubstancier: ce qui
surabonde transpire facilement à travers les esprits. Il ne faut pas s'en
étonner, si par le feu du noir charbon l'empyrique alchimiste peut transmuer, ou
croit qu'il est possible de transmuer les métaux les plus grossiers en or aussi
parfait que celui de la mine.

Cependant, à table Eve servait nue, et couronnait d'agréable liqueur leurs
coupes à mesure qu'elles se vidaient. Oh! innocence digne du Paradis! si jamais
les fils de Dieu eussent pu avoir une excuse pour aimer, c'eût été alors, c'eût
été à cette vue! Mais dans ces coeurs l'amour pudique régnait, et ils ignoraient
la jalousie, l'enfer de l'amant outragé.

Quand ils furent rassasiés de mets et de breuvages, sans surcharger la nature,
soudain il vint à la pensée d'Adam de ne pas laisser passer l'occasion que lui
donnait ce grand entretien de s'instruire des choses au-dessus de sa sphère, de
s'enquérir des êtres qui habitent dans le Ciel, dont il voyait l'excellence
l'emporter de si loin sur la sienne, et dont les formes radieuses (splendeur
divine), dont la haute puissance, surpassaient de si loin les formes et la
puissance humaines. Il adresse ainsi ce discours circonspect au ministre de
l'Empyrée:

"Toi qui habites avec Dieu, je connais bien à présent ta bonté dans cet honneur
fait à l'homme, sous l'humble toit duquel tu as daigné entrer et goûter ces
fruits de la terre, qui, n'étant pas nourriture d'ange, sont néanmoins acceptés
par toi, de sorte que tu sembles ne pas avoir été nourri aux grands festins du
Ciel: cependant quelle comparaison! "

Le hiérarque ailé répliqua:

"O Adam, il est un seul Tout-Puissant, de qui toutes choses procèdent et à qui
elles retournent, si leur bonté n'a pas été dépravée: toutes ont été créées
semblables en perfection, toutes formées d'une seule matière première, douées de
diverses formes, de différents degrés de substance et de vie dans les choses qui
vivent. Mais ces substances sont plus raffinées, plus spiritualisées et plus
pures, à mesure qu'elles sont plus rapprochées de Dieu ou qu'elles tendent à
s'en rapprocher plus, chacune dans leurs diverses sphères actives assignées,
jusqu'à ce que le corps s'élève à l'esprit dans les bornes proportionnées à
chaque espèce.

"Ainsi de la racine s'élance plus légère la verte tige; de celle-ci sortent les
feuilles plus aériennes; enfin la fleur parfaite exhale ses esprits odorants.
Les fleurs et leur fruit, nourriture de l'homme, volatilisés dans une échelle
graduelle, aspirent aux esprits vitaux, animaux, intellectuels; ils donnent à la
fois la vie et le sentiment, l'imagination et l'entendement, d'où l'âme reçoit
la raison.

La raison discursive ou intuitive est l'essence de l'âme: la raison discursive
vous appartient le plus souvent, l'intuitive appartient surtout à nous; ne
différant qu'en degrés, en espèces elles sont les mêmes. Ne vous étonnez donc
pas que ce que Dieu a vu bon pour vous, je ne le refuse pas; mais que je le
convertisse, comme vous, en ma propre substance. Un temps peut venir où les
hommes participeront à la nature des anges, où ils ne trouveront ni diète
incommode ni nourriture trop légère. Peut-être, nourris de ces aliments
corporels, vos corps pourront à la longue devenir tout esprit, perfectionnés par
le laps du temps, et sur des ailes s'envoler comme nous dans l'Ether; ou bien
ils pourront habiter à leur choix ici ou dans le Paradis céleste, si vous êtes
trouvés obéissants, si vous gardez inaltérable un amour entier et constant à
celui dont vous êtes la progéniture. En attendant, jouissez de toute la félicité
que cet heureux état comporte, incapable qu'il est d'une plus grande. "

Le patriarche du genre humain répliqua:

"O esprit favorable, hôte propice, tu nous as bien enseigné le chemin qui peut
diriger notre savoir, et l'échelle de nature qui va du centre à la
circonférence; de là en contemplation des choses créées, nous pouvons monter par
degrés jusqu'à Dieu. Mais dis-moi ce que signifie cet avertissement ajouté: Si
vous êtes trouvés obéissants? Pouvons-nous donc lui manquer d'obéissance, ou
nous serait-il possible de déserter l'amour de celui qui nous forma de la
poussière et nous plaça ici, comblés au delà de toute mesure d'un bonheur au
delà de celui que les désirs humains peuvent chercher ou concevoir? "

L'ange:

"Fils du ciel et de la terre, écoute! Que tu sois heureux, tu le dois à Dieu;
que tu continues de l'être, tu le devras à toi-même, c'est-à-dire à ton
obéissance: reste dans cette obéissance. C'est là l'avertissement que je t'ai
donné: retiens-le. Dieu t'a fait parfait, non immuable; il t'a fait bon, mais il
t'a laissé maître de persévérer; il a ordonné que ta volonté fût libre par
nature, qu'elle ne fût pas réglée par le destin inévitable ou par l'inflexible
nécessité. Il demande notre service volontaire, non pas notre service forcé: un
tel service n'est et ne peut être accepté par lui; car comment s'assurer que des
coeurs non libres agissent volontairement ou non, eux qui ne veulent que ce que
la destinée les force de vouloir, et qui ne peuvent faire un autre choix? Moi-
même et toute l'armée des anges, qui restons debout en présence du trône de
Dieu, notre heureux état ne dure, comme vous le vôtre, qu'autant que dure notre
obéissance: nous n'avons point d'autre sûreté. Librement nous servons parce que
nous aimons librement, selon qu'il est dans notre volonté d'aimer ou de ne pas
aimer; par ceci nous nous maintenons ou nous tombons. Quelques-uns sont tombés,
parce qu'ils sont tombés dans la désobéissance; et ainsi du haut du Ciel ils ont
été précipités dans le plus profond Enfer: ô chute! de quel haut état de
béatitude dans quel malheur! "

Notre grand ancêtre:

"Attentif à tes paroles, divin instructeur, je les ai écoutées d'une oreille
plus ravie que du chant des chérubins, quand la nuit, des coteaux voisins, ils
envoient une musique aérienne. Je n'ignorais pas avoir été créé libre de volonté
et d'action; nous n'oublierons jamais d'aimer notre Créateur, d'obéir à celui
dont l'unique commandement est toutefois si juste: mes constantes pensées m'en
ont toujours assuré et m'en assureront toujours. Cependant, ce que tu dis de ce
qui s'est passé dans le Ciel fait naître en moi quelque doute, mais un plus vif
désir encore, si tu y consens, d'en entendre le récit entier; il doit être
étrange et digne d'être écouté dans un religieux silence. Nous avons encore
beaucoup de temps, car à peine le soleil achève la moitié de sa course, et
commence à peine l'autre moitié dans la grande zone du Ciel. "

Telle fut la demande d'Adam: Raphael consentant, après une courte pause, parla
de la sorte:

"Quel grand sujet tu m'imposes, ô premier des hommes! tâche difficile et triste!
car comment retracerai-je aux sens humains les invisibles exploits d'esprits
combattants? comment, sans en être affligé, raconter la ruine d'un si grand
nombre d'anges autrefois glorieux et parfaits, tant qu'ils restèrent fidèles!
Comment enfin dévoiler les secrets d'un autre monde, qu'il n'est peut-être pas
permis de révéler? Cependant, pour ton bien, toute dispense est accordée. Ce qui
est au-dessus de la portée du sens humain, je le décrirai de manière à
l'exprimer le mieux possible, en comparant les formes spirituelles aux formes
corporelles: si la terre est l'ombre du ciel, les choses, dans l'une et l'autre,
ne peuvent-elles se ressembler plus qu'on ne le croit sur la terre?

"Alors que ce monde n'était pas encore, le chaos informe régnait où roulent à
présent les Cieux, où la terre demeure à présent en équilibre sur son centre, un
jour (car le temps, quoique dans l'éternité, appliqué au mouvement, mesure
toutes les choses qui ont une durée par le présent, le passé et l'avenir), un de
ces jours qu'amène la grande année du Ciel, les armées célestes des anges,
appelées de toutes les extrémités du Ciel par une convocation souveraine,
s'assemblèrent innombrables devant le trône du Tout-Puissant, sous leurs
hiérarques en ordres brillants. Dix mille bannières levées s'avancèrent,
étendards et gonfalons entre l'arrière et l'avant-garde, flottaient en l'air, et
servaient à distinguer les hiérarchies, les rangs et les degrés, ou dans leurs
tissus étincelants portaient blasonnés de saints mémoriaux, des actes éminents
de zèle et d'amour, recordés. Lorsque dans des cercles d'une circonférence
indicible les légions se tinrent immobiles, orbes dans orbes, le Père infini,
près duquel était assis le Fils dans le sein de la béatitude, parla, comme du
haut d'un mont flamboyant dont l'éclat avait rendu le sommet invisible:

"Ecoutez tous, vous anges, race de la lumière, trônes, dominations,
principautés, vertus, puissances, écoutez mon décret qui demeurera irrévocable:
ce jour j'ai engendré celui que je déclare mon Fils unique, et sur cette sainte
montagne j'ai sacré celui que vous voyez maintenant à ma droite. Je l'ai établi
votre chef, et j'ai juré par moi-même que tous les genoux dans les Cieux
fléchiraient devant lui et le confesseraient Seigneur. Sous le rogne de ce grand
vice-gérant demeurez unis, comme une seule âme indivisible, à jamais heureux.
Qui lui désobéit me désobéit, rompt l'union: ce jour-là, rejeté de Dieu et de la
vision béatifique, il tombe profondément abîmé dans les ténèbres extérieures, sa
place ordonnée sans rédemption, sans fin. "

"Ainsi dit le Tout-Puissant. Tous parurent satisfaits de ses paroles; tous le
parurent, mais tous ne l'étaient pas.

"Ce jour, comme les autres jours solennels, ils l'employèrent en chants et en
danses autour de la colline sacrée (danses mystiques, que la sphère étoilée des
planètes et des étoiles fixes, dans toutes ses révolutions, imite de plus près
par ses labyrinthes tortueux, excentriques, entrelacés, jamais plus réguliers
que quand ils paraissent le plus irréguliers); dans leurs mouvements l'harmonie
divine adoucit si bien ses tons enchanteurs, que l'oreille de Dieu même écoute
charmée.

"Le soir approchait (car nous avons aussi notre soir et notre matin, non par
nécessité, mais pour variété délectable); après les danses, les esprits furent
désireux d'un doux repas. Comme il se tenaient tous en cercle, des tables
s'élevèrent et furent soudain chargées de la nourriture des anges. Le nectar
couleur de rubis, fruit des vignes délicieuses qui croissent dans le Ciel, coule
dans des coupes de perles, de diamants et d'or massif. Couchés sur les fleurs et
couronnés de fraîches guirlandes, ils mangent, ils se désaltèrent, et dans une
aimable communion boivent à longs traits l'immortalité et la joie. Aucune
surabondance n'est à craindre là où une pleine mesure est la seule limite,
l'excès, en présence du Dieu de toute bonté, qui leur versait d'une main
prodigue, se réjouissant de leur plaisir.

"Cependant la nuit d'ambroisie, exhalée avec les nuages de cette haute montagne
de Dieu, d'où sortent la lumière et l'ombre, avait changé la face brillante du
Ciel en un gracieux crépuscule (car la nuit ne vient point là sous un plus
sombre voile), et une rosée parfumée de rose disposa tout au repos, hors les
yeux de Dieu, qui ne dorment jamais. Dans une vaste plaine, beaucoup plus vaste
que ne le serait le globe de la terre déployé en plaine (tels sont les parvis de
Dieu), l'armée angélique, dispersée par bandes et par files, étendit son camp le
long des ruisseaux vivants, parmi les arbres de vie; pavillons sans nombre
soudain dressés, célestes tabernacles où les anges sommeillent caressés de
fraîches brises, excepté ceux qui dans leur course alternent toute la nuit,
autour du trône suprême, des hymnes mélodieux.

"Mais il ne veillait pas de la sorte, Satan (ainsi l'appelle-t-on maintenant,
son premier nom n'est plus prononcé dans le Ciel). Lui parmi les premiers, sinon
le premier des archanges, grand en pouvoir, en faveur, en prééminence, lui
cependant saisi d'envie contre le Fils de Dieu, honoré ce jour-là de son père,
et proclamé Messie roi consacré, ne put par orgueil supporter cette vue, et il
se crut dégradé. De là concevant un dépit et une malice profonde, aussitôt que
minuit eut amené l'heure obscure la plus amie du sommeil et du silence, il
résolut de se retirer avec toutes ses légions, et, contempteur du trône suprême,
à le laisser désobéi et inadoré. Il éveilla son premier subordonné, et lui parla
ainsi à voix basse:

"Dors-tu, compagnon cher? Quel sommeil peut clore tes paupières? Ne te souvient-
il plus du décret d'hier, échappé si tard aux lèvres du souverain du Ciel? Tu es
accoutumé à me communiquer tes pensées, je suis habitué à te faire part des
miennes: éveillés nous ne faisons qu'un; comment donc ton sommeil pourrait-il à
présent nous rendre dissidents? De nouvelles lois, tu le vois, nous sont
imposées: de nouvelles lois de celui qui règne peuvent faire naître en nous, qui
servons, de nouveaux sentiments et de nouveaux conseils pour débattre les
chances qui peuvent suivre: dans ce lieu il ne serait pas sûr d'en dire
davantage. Assemble les chefs de toutes ces myriades que nous conduisons; dis-
leur que par ordre, avant que la nuit obscure ait retiré son ombreux nuage, je
dois me hâter, avec tous ceux qui sous moi font flotter leurs bannières, de
revoler promptement vers le lieu où nous possédons les quartiers du nord, pour
faire les préparatifs convenables à la réception de notre roi, le grand Messie,
et de ses nouveaux commandements: son intention est de passer promptement en
triomphe au milieu de toutes les hiérarchies et de leur dicter des lois. "

"Ainsi parla le perfide archange, et il versa une maligne influence dans le sein
inconsidéré de son compagnon; celui-ci appelle ensemble, ou l'un après l'autre,
les chefs qui commandent sous lui-même commandant. Il leur dit, comme il en
était chargé, que par ordre du Très-Haut, avant que la nuit, avant que la sombre
nuit ait abandonné le Ciel, le grand étendard hiérarchique doit marcher en
avant; il leur en dit la cause suggérée, et jette parmi eux des mots ambigus et
jaloux, afin de sonder ou de corrompre leur intégrité. Tous obéirent au signal
accoutumé et à la voix supérieure de leur grand potentat; car grand en vérité
était son nom, et haut son rang dans le Ciel: son air, pareil à celui de
l'étoile du matin qui guide le troupeau étoilé, les séduisit, et ses impostures
entraînèrent à sa suite la troisième partie de l'ost du Ciel.

"Cependant l'Oeil éternel, dont le regard découvre les plus secrètes pensées, du
haut de sa montagne sainte et du milieu des lampes d'or qui brûlent nuitamment
devant lui, vit sans leur lumière la rébellion naissante; il vit en qui elle se
formait, comment elle se répandait parmi les fils du matin, quelles multitudes
se liguaient pour s'opposer à son auguste décret. Eu souriant, il dit à son Fils
unique:

"Fils, en qui je vois ma gloire dans toute sa splendeur, héritier de tout mon
pouvoir, une chose maintenant nous touche de près; il s'agit de notre
omnipotence, des armes que nous prétendons employer pour maintenir ce que de
toute ancienneté nous prétendons de divinité et d'empire. Un ennemi s'élève avec
l'intention d'ériger son trône égal aux nôtres, dans tout le vaste septentrion.
Non content de cela, il a en pensée d'éprouver dans une bataille ce qu'est notre
force ou notre droit. Songeons-y donc, et, dans ce danger, rassemblons
promptement les forces qui nous restent; servons-nous-en dans notre défense, de
crainte de perdre par mégarde notre haute place, notre sanctuaire, notre
montagne. "

"Le Fils lui répondit d'un air calme et pur, ineffable, serein et brillant de
divinité:

"Père tout-puissant, tu as justement tes ennemis en dérision; dans ta sécurité
tu ris de leurs vains projets, de leurs vains tumultes, sujet de gloire pour
moi, qu'illustre leur haine, quand ils verront toute la puissance royale à moi
donnée pour dompter leur orgueil et pour leur apprendre par l'événement si je
suis habile à réprimer les rebelles, ou si je dois être regardé comme le dernier
dans le Ciel. "

"Ainsi parla le Fils.

"Mais Satan avec ses forces était déjà avancé dans sa course ailée; armée
innombrable comme les astres de la nuit, ou comme ces gouttes de rosée, étoiles
du matin, que le soleil convertit en perles sur chaque feuille et sur chaque
fleur. Ils passèrent des régions puissantes régences de séraphins, de potentats
et de trônes, dans leurs triples degrés, régions auxquelles ton empire, Adam,
n'est pas plus que ce jardin n'est à toute la terre et à toute la mer, au globe
entier étendu en longueur.

"Ces régions passées, ils arrivèrent enfin aux limites du nord, et Satan à son
royal séjour, placé haut sur une colline, étincelant au loin comme une montagne
élevée sur une montagne, avec des pyramides et des tours taillées dans des
carrières de diamants et dans des rochers d'or; palais du grand Lucifer (ainsi
cette structure est appelée dans la langue des hommes), que peu de temps après,
affectant l'égalité avec Dieu, en imitation de la montagne où le Messie fut
proclamé à la vue du Ciel, Satan nomma la montagne d'Alliance; car ce fut là
qu'il assembla toute sa suite, prétendant qu'il en avait reçu l'ordre, pour
délibérer sur la grande réception à faire à leur roi, prêt à venir. Avec cet art
calomnieux qui contrefait la vérité, il captiva ainsi leurs oreilles:

"Trônes, dominations, principautés, vertus, puissances, si ces titres
magnifiques restent encore et ne sont pas purement de vains noms, depuis que par
un décret un autre s'est enflé de tout pouvoir et nous a éclipsés par son titre
de Roi consacré! Pour lui nous avons fait en toute hâte cette marche de minuit,
nous nous sommes assemblés ici en désordre, uniquement pour délibérer avec quels
nouveaux honneurs nous pouvons le mieux recevoir celui qui vient recevoir de
nous le tribut du genou, non encore payé, vile prosternation: à un seul, c'était
déjà trop; mais le payer double, comment l'endurer? le payer au premier et à son
image maintenant proclamée! Mais qu'importe, si de meilleurs conseils élèvent
nos esprits et nous apprennent à rejeter ce joug? Voulez-vous tendre le cou?
Préférez-vous fléchir un genou assoupli? Vous ne le voudrez pas, si je me flatte
de vous bien connaître, ou si vous vous connaissez vous-mêmes pour natifs et
fils du Ciel que personne ne posséda avant nous. Si nous ne sommes pas tous
égaux, nous sommes tous libres, également libres: car les rangs et les degrés ne
jurent pas avec la liberté, mais s'accordent avec elle. Qui donc, en droit ou en
raison, peut s'arroger la monarchie parmi ceux qui de droit vivent ses égaux,
sinon en pouvoir ou en éclat, du moins en liberté? Qui peut introduire des lois
et des édits parmi nous, nous qui même sans lois n'errons jamais? Beaucoup moins
celui-ci peut-il être notre maître et prétendre à notre adoration au détriment
de ces titres impériaux qui attestent que notre être est fait pour gouverner,
non pour servir? "

"Jusque là ce hardi discours avait été écouté sans contrôle, lorsque, parmi les
séraphins, Abdiel (personne avec plus de ferveur n'adorait Dieu et n'obéissait
aux divins commandements) se leva, et, dans le feu d'un zèle sévère, s'opposa
ainsi au torrent de la furie de Satan:

"O argument blasphématoire, faux et orgueilleux! paroles qu'aucune oreille ne
pouvait s'attendre à écouter dans le Ciel, mais moins encore de toi que de tous
les autres, ingrat, élevé si haut toi-même au-dessus de tes pairs. Peux-tu avec
une obliquité impie condamner ce juste décret de Dieu, prononcé et juré: que
devant son Fils unique, investi par droit du sceptre royal, toute âme dans le
ciel ploiera le genou, et par cet honneur dû le confessera Roi légitime. Il est
injuste, dis-tu, tout net injuste de lier par des lois celui qui est libre et de
laisser l'égal régner sur des égaux, un sur tous avec un pouvoir auquel nul
autre ne succédera.

"Donneras-tu des lois à Dieu? Prétends-tu discuter des points de liberté avec
celui qui t'a fait ce que tu es, qui a formé les puissances du Ciel comme il lui
a plu, et qui a circonscrit leur être? Cependant, enseignés par l'expérience,
nous savons combien il est bon, combien il est attentif à notre bien et à notre
dignité, combien il est loin de sa pensée de nous amoindrir, incliné qu'il est
plutôt à exalter notre heureux état, en nous unissant plus étroitement sous un
chef. Mais quand on t'accorderait qu'il est injuste que l'égal règne monarque
sur des égaux, toi-même, quoique grand et glorieux, penses-tu que toi ou toutes
les natures angéliques réunies en une seule égalent son Fils engendré? Par lui
comme par sa parole, le Père tout-puissant a fait toutes choses, même toi et
tous les esprits du Ciel, créés par lui dans leurs ordres brillants; il les a
couronnés de gloire, et à leur gloire les a nommés trônes, dominations,
principautés, vertus, puissances, essentielles puissances! non par son règne
obscurcies, mais rendues plus illustres, puisque lui, notre chef, ainsi réduit,
devient un de nous. Ses lois sont nos lois; tous les honneurs qu'on lui rend
nous reviennent. Cesse donc cette rage impie, et ne tente pas ceux-ci; hâte-toi
d'apaiser le Père irrité et le Fils irrité, tandis que le pardon imploré à temps
peut être obtenu. "

"Ainsi parla l'ange fervent; mais son zèle non secondé fut jugé hors de saison
ou singulier et téméraire. L'apostat s'en réjouit et lui répliqua avec plus de
hauteur:

"Nous avons donc été formés, dis-tu, et oeuvre de seconde main, transférés par
tâche du Père à son Fils? Assertion étrange et nouvelle! Nous voudrions bien
savoir où tu as appris cette doctrine. Qui a vu cette création lorsqu'elle eut
lieu? Te souviens-tu d'avoir été fait, et quand le Créateur te donna l'être?
Nous ne connaissons point de temps où nous n'étions pas comme à présent; nous ne
connaissons personne avant nous: engendrés de nous-mêmes, sortis de nous-mêmes
par notre propre force vive, lorsque le cours de la fatalité eut décrit son
plein orbite, et que notre naissance fut mûre, nous naquîmes de notre Ciel
natal, fils éthérés. Notre puissance est de nous; notre droite nous enseignera
les faits les plus éclatants, pour éprouver celui qui est notre égal. Tu verras
alors si nous prétendons nous adresser à lui par supplications, et environner le
trône suprême en le suppliant ou en l'assiégeant. Ce rapport, ces nouvelles,
porte-les à l'Oint du Seigneur, et fais avant que quelque malheur n'interrompe
ta fuite. "

"Il dit; et, comme le bruit des eaux profondes, un murmure rauque répondit à ces
paroles, applaudies de l'ost innombrable. Le flamboyant séraphin n'en fut pas
moins sans crainte quoique seul et entouré d'ennemis; intrépide il réplique:

"O abandonné de Dieu, ô esprit maudit, dépouillé de tout bien! je vois ta chute
certaine, et ta bande malheureuse, enveloppée dans cette perfidie, est atteinte
de la contagion de ton crime et de ton châtiment. Désormais ne t'agite plus pour
savoir comment tu secoueras le joug du Messie de Dieu; ces indulgentes lois ne
seront plus désormais invoquées: d'autres décrets sont déjà lancés contre toi
sans appel. Ce sceptre d'or que tu repousses est maintenant une verge de fer
pour meurtrir et briser ta désobéissance. Tu m'as bien conseillé: je fuis, non
toutefois par ton conseil et devant tes menaces; je fuis ces tentes criminelles
et réprouvées, dans la crainte que l'imminente colère éclatant dans une flamme
soudaine ne fasse aucune distinction. Attends-toi à sentir bientôt sur ta tête
son tonnerre, feu qui dévore. Alors tu appendras, en gémissant, à connaître
celui qui t'a créé quand tu connaîtras celui qui peut t'anéantir. "

"Ainsi parla le séraphin Abdiel, trouvé fidèle parmi les infidèles, fidèle seul.
Chez d'innombrables imposteurs, immuable, inébranlé, non séduit, non terrifié,
il garda sa loyauté, son amour et son zèle. Ni le nombre ni l'exemple ne purent
le contraindre à s'écarter de la vérité ou à altérer, quoique seul, la constance
de son esprit. Il se retira du milieu de cette armée: pendant un long chemin, il
passa à travers les dédains ennemis; il les soutint, supérieur à l'injure, ne
craignant rien de la violence: avec un mépris rendu, il tourna le dos à ces
orgueilleuses tours, vouées à une prompte destruction. "
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François-René De Chateaubriand (1768-1848) Livre V Argument.
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