PLUME DE POÉSIES
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 Sidonie-Gabrielle Colette.(1873-1954) La Petite.

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Inaya
Plume d'Eau
Inaya


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Sidonie-Gabrielle Colette.(1873-1954) La Petite. Empty
MessageSujet: Sidonie-Gabrielle Colette.(1873-1954) La Petite.   Sidonie-Gabrielle Colette.(1873-1954) La Petite. Icon_minitimeSam 23 Juin - 15:07

La Petite.

Une odeur de gazon écrasé traîne sur la pelouse, non fauchée, épaisse, que les
jeux, comme une lourde grêle, ont versée en tous sens. Des petits talons furieux
ont fouillé les allées, rejeté le gravier sur les plates-bandes; une corde à
sauter pend au bras de la pompe; les assiettes d’un ménage de poupée, grandes
comme des marguerites, étoilent l’herbe; un long miaulement ennuyé annonce la
fin du jour, l’éveil des chats, l’approche du dîner.

Elles viennent de partir, les compagnes de jeu de la Petite. Dédaignant la
porte, elles ont sauté la grille du jardin, jeté à la rue des Vignes, déserte,
leurs derniers cris de possédées, leurs jurons enfantins proférés à tue-tête,
avec des gestes grossiers des épaules, des jambes écartées, des grimaces de
crapauds, des strabismes volontaires, des langues tirées tachées d’encre
violette. Par-dessus le mur, la Petite -on dit aussi Minet-Chéri -a versé sur
leur fuite ce qui lui restait de gros rire, de moquerie lourde et de mots
patois. Elles avaient le verbe rauque, des pommettes et des yeux de fillettes
qu’on a saoulées. Elles partent harassées, comme avilies par un après-midi
entier de jeux. Ni l’oisiveté ni l’ennui n’ont ennobli ce trop long et dégradant
plaisir, dont la Petite demeure écoeurée et enlaidie.

Les dimanches sont des jours parfois rêveurs et vides; le soulier blanc, la robe
empesée préservent de certaines frénésies. Mais le jeudi, chômage encanaillé,
grève en tablier noir et bottines à clous, permet tout. Pendant près de cinq
heures, ces enfants ont goûté les licences du jeudi. L’une fit la malade,
l’autre vendit du café à une troisième, maquignonne, qui lui céda ensuite une
vache: « Trente pistoles, bonté! Cochon qui s’en dédit! » Jeanne emprunta au
père Gruel son âme de tripier et de préparateur de peaux de lapin. Yvonne
incarna la fille de Gruel, une maigre créature torturée et dissolue. Scire et sa
femme, les voisins de Gruel, parurent sous les traits de Gabrielle et de
Sandrine, et par six bouches enfantines s’épancha la boue d’une ruelle pauvre.
D’affreux ragots de friponnerie et de basses amours tordirent mainte lèvre,
teinte du sang de la cerise, où brillait encore le miel du goûter. . . Un jeu de
cartes sortit d’une poche et les cris montèrent. Trois petites filles sur six ne
savaient-elles pas déjà tricher, mouiller le pouce comme au cabaret, asséner
l’atout sur la table: « Et ratatout! Et t’as biché le cul de la bouteille; t’as
pas marqué un point! »

Tout ce qui traîne dans les rues d’un village, elles l’ont crié, mimé avec
passion. Ce jeudi fut un de ceux que fuit la mère de Minet-Chéri, retirée dans
la maison et craintive comme devant l’envahisseur.

À présent, tout est silence au jardin. Un chat, deux chats s’étirent, bâillent,
tâtent le gravier sans confiance: ainsi font-ils après l’orage. Ils vont vers la
maison, et la Petite, qui marchait à leur suite, s’arrête; elle ne s’en sent pas
digne. Elle attendra que se lève lentement, sur son visage chauffé, noir
d’excitation, cette pâleur, cette aube intérieure qui fête le départ des bas
démons. Elle ouvre, pour un dernier cri, une grande bouche aux incisives neuves.
Elle écarquille les yeux, remonte la peau de son front, souffle « pouh! » de
fatigue et s’essuie le nez d’un revers de main.

Un tablier d’école l’ensache du col aux genoux, et elle est coiffée en enfant de
pauvre, de deux nattes cordées derrière les oreilles. Que seront les mains, où
la ronce et le chat marquèrent leurs griffes, les pieds, lacés dans du veau
jaune écorché? Il y a des jours où on dit que la Petite sera jolie. Aujourd’hui,
elle est laide, et sent sur son visage, la laideur provisoire que lui composent
sa sueur, des traces terreuses de doigts sur une joue, et surtout des
ressemblances successives, mimétiques, qui l’apparentent à Jeanne, à Sandrine, à
Aline la couturière en journées, à la dame du pharmacien et à la demoiselle de
la poste. Car elles ont joué longuement, pour finir, les petites, au jeu de «
qu’est-ce-qu’on-sera ».

-Moi, quante je serai grande. . .

Habiles à singer, elles manquent d’imagination. Une sorte de sagesse résignée,
une terreur villageoise de l’aventure et de l’étranger retiennent d’avance la
petite horlogère, la fille de l’épicier, du boucher et de la repasseuse,
captives dans la boutique maternelle. Il y a bien Jeanne qui a déclaré:

-Moi, je serai cocotte!

« Mais ça, pense dédaigneusement Minet-Chéri, c’est de l’enfantillage. . . »

À court de souhait, elle leur a jeté, son tour venu, sur un ton de mépris:

-Moi, je serai marin! Parce qu’elle rêve parfois d’être garçon et de porter
culotte et béret bleus. La mer qu’ignore Minet-Chéri, le vaisseau debout sur une
crête de vague, l’île d’or et les fruits lumineux, tout cela n’a surgi, après,
que pour servir de fond au blouson bleu, au béret à pompon.

-Moi, je serai marin, et dans mes voyages. . .

Assise dans l’herbe, elle se repose et pense peu. Le voyage? L’aventure?. . .
Pour une enfant qui franchit deux fois l’an les limites de son canton, au moment
des grandes provisions d’hiver et de printemps, et gagne le chef-lieu en
victoria, ces mots-là sont sans force et sans vertu. Ils n’évoquent que des
pages imprimées, des images en couleur. La Petite, fatiguée, se répète
machinalement: « Quand je ferai le tour du monde. . . » comme elle dirait: «
Quand j’irai gauler des châtaignes. . . »

Un point rouge s’allume dans la maison, derrière les vitres du salon, et la
Petite tressaille. Tout ce qui, l’instant d’avant, était verdure, devient bleu,
autour de cette rouge flamme immobile. La main de l’enfant, traînante, perçoit
dans l’herbe l’humidité du soir. C’est l’heure des lampes. Un clapotis d’eau
courante mêle les feuilles, la porte du fenil se met à battre le mur comme en
hiver par la bourrasque. Le jardin, tout à coup ennemi, rebrousse, autour d’une
petite fille dégrisée, ses feuilles froides de laurier, dresse ses sabres de
yucca et ses chenilles d’araucaria barbelées. Une grande voix marine gémit du
côté de Moutiers où le vent, sans obstacle, court en risées sur la houle des
bois. La Petite, dans l’herbe, tient ses yeux fixés sur la lampe, qu’une brève
éclipse vient de voiler: une main a passé devant la flamme, une main qu’un dé
brillant coiffait. C’est cette main dont le geste suffit pour que la Petite, à
présent, soit debout, pâlie, adoucie, un peu tremblante comme l’est une enfant
qui cesse, pour la première fois, d’être le gai petit vampire qui épuise,
inconscient, le coeur maternel; un peu tremblante de ressentir et d’avouer que
cette main et cette flamme, et la tête penchée, soucieuse, auprès de la lampe,
sont le centre et le secret d’où naissent et se propagent en zones de moins en
moins sensibles, en cercles qu’atteint de moins en moins la lumière et la
vibration essentielles, le salon tiède, sa flore de branches coupées et sa faune
d’animaux paisibles; la maison sonore, sèche, craquante comme un pain chaud; le
jardin, le village. . . Au-delà, tout est danger, tout est solitude. . .

Le « marin », à petits pas, éprouve la terre ferme, et gagne la maison en se
détournant d’une lune jaune, énorme, qui monte. L’aventure? Le voyage? L’orgueil
qui fait les émigrants?. . . Les yeux attachés au dé brillant, à la main qui
passe et repasse devant la lampe, Minet-Chéri goûte la contrition délicieuse
d’être -pareille à la petite horlogère, à la fillette de la lingère et du
boulanger -une enfant de son village, hostile au colon comme au barbare, une de
celles qui limitent leur univers à la borne d’un champ, au portillon d’une
boutique, au cirque de clarté épanoui sous une lampe et que traverse, tirant un
fil, une main bien-aimée, coiffée d’un dé d’argent.


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