PLUME DE POÉSIES
Vous souhaitez réagir à ce message ? Créez un compte en quelques clics ou connectez-vous pour continuer.

PLUME DE POÉSIES

Forum de poésies et de partage. Poèmes et citations par noms,Thèmes et pays. Écrivez vos Poésies et nouvelles ici. Les amoureux de la poésie sont les bienvenus.
 
AccueilPORTAILS'enregistrerDernières imagesConnexion
 

 Gérard De Nerval (1808-1855) HISTOIRE D'UN PHOQUE

Aller en bas 
AuteurMessage
Inaya
Plume d'Eau
Inaya


Féminin
Rat
Nombre de messages : 50031
Age : 63
Date d'inscription : 05/11/2010

Gérard De Nerval (1808-1855) HISTOIRE D'UN PHOQUE Empty
MessageSujet: Gérard De Nerval (1808-1855) HISTOIRE D'UN PHOQUE   Gérard De Nerval (1808-1855) HISTOIRE D'UN PHOQUE Icon_minitimeJeu 30 Aoû - 21:29

HISTOIRE D'UN PHOQUE

Un pêcheur et sa femme se trouvaient très pauvres, - l'année avait été mauvaise,
- et les subsistances manquant pour la famille, le pêcheur dit à sa femme: - Ce
poisson mange la nourriture de nos enfants. J'ai envie de l'aller jeter au loin
dans la mer; il ira retrouver ses pareils, qui se retirent l'hiver dans des
trous, sur des lits d'algues, et qui trouvent encore des poissons à manger dans
des parages qu'ils connaissent.
La femme du pêcheur supplia en vain son mari en faveur du phoque. - La pensée de
ses enfants mourant de faim arrêta bientôt ses plaintes.
Au point du jour, le pêcheur plaça le phoque au fond de sa barque, et arrivé à
quelques lieues en mer, il le déposa dans une île. Le phoque se mit à folâtrer
avec d'autres, sans s'apercevoir que la barque s'éloignait.
En rentrant dans sa cabane, le pêcheur soupirait de la perte de son compagnon. -
Le phoque, revenu plus vite, l'attendait en se séchant devant le feu. - On
supporta encore la misère quelques jours: puis, troublé par les cris de détresse
de ses enfants, le pêcheur prit une plus forte résolution.
Il alla fort loin, cette fois, et précipita le phoque dans la haute mer, loin
des côtes.
Le phoque essaya, à plusieurs reprises, avec ses nageoires, qui ont la forme
d'une main, de s'accrocher au bordage. Le pêcheur, exaspéré, lui appliqua un
coup de rame qui lui cassa une nageoire. Le phoque poussa un cri plaintif
presque humain, et disparut dans l'eau teinte de son sang.
Le pêcheur revint chez lui le coeur navré. - Le phoque n'était plus au coin de
la cheminée, cette fois.
Seulement, la nuit même, le pêcheur entendit des cris dans la rue. Il crut qu'on
assassinait quelqu'un et sortit pour porter secours.
Sur le pas de la porte, il trouva le phoque, - qui s'était traîné jusqu'à la
maison, et qui criait lamentablement, en levant au ciel sa nageoire saignante.
On le recueillit, on le pansa, l'on ne songea plus à l'exiler de la famille; car
de ce moment la pêche était devenue meilleure.
Cette légende ne vous paraîtra sans doute pas dangereuse. - Il ne s'y trouve pas
un mot d'amour.
Mais je suis embarrassé pour vous raconter ce que j'ai entendu dans
l'établissement où l'on montre le phoque, à Versailles. Vous jugerez du danger
que ce récit peut présenter.
Je fus étonné, au premier abord, de ne pas retrouver celui que j'avais vu
l'année passée. Celui que l'on montre aujourd'hui est d'une autre couleur, et
plus gros.
Il y avait là deux militaires du camp de Satory, un sergent et un fusilier, qui
exprimaient leur admiration dans ce langage mélangé d'alsacien et de charabia,
qui est commun à certains régiments.
Excité par un coup de baguette du maître, le phoque avait déjà fait plusieurs
tours dans l'eau. Le sergent n'avait jeté dans la cuve que le coup d'oeil
dédaigneux d'un homme qui a vu beaucoup de poissons savants:
Le sergent: - ça n'est pas toi que tu te tournerais comme cela dans l'eau de la
merr.
Le fusilier: - Je m'y retournerais tout de même, si l'eau n'était pas si froide
ou si j'avais un paletot en poil comme le poisson.
Le sergent: - Qu'est-ce que tu dis d'un paletot en poil qu'il a, le poisson?
Le fusilier: - Tâtez, sergent.
Le sergent s'apprête à tâter.
- N'y touchez pas! dit le maître du phoque... Il est féroce quand il n'a pas
mangé...
Le sergent, avec dédain: - J'en ai vu en Alger des poissons, qu'ils étaient deux
ou trois fois plus longs; il est vrai de dire qu'ils n'avaient pas de poils,
mais des écailles... Je ne crois pas même qu'il y en ait de ceux-là en Afrique!
Le maître: - Faites excuse, sergent; celui-ci a été pris au Cap-Vert.
Le sergent: - Alors, s'il a été pris au Cap-Vert, c'est différent... c'est
différent... Mais je crois que les hommes qui ont retiré ce poisson de la
merr... ont dû avoir du mal!...
Le maître: - Oh! sergent, je vous en réponds. C'était moi et mon frère... Il n'y
faisait pas bon à le toucher.
Le sergent, au fusilier: - Tu vois que c'était bien véritable, ce que je t'avais
dit.
Le fusilier, étourdi par le raisonnement, mais avec résignation: - C'est vrai
tout de même, sergent.
Le sergent, flatté, donne un sou pour voir le déjeuner du phoque, soumis aux
chances de la libéralité des visiteurs.
Bientôt, grâce à la cotisation des autres spectateurs, on fut à la tête d'un
assez grand nombre de harengs pour que le phoque commençât ses exercices dans
son baquet peint en vert.
- Il s'approche du bord, dit le maître. Il faut qu'il sente si les harengs sont
bien frais... Autrement, si on le trompe, il refuse d'amuser la société.
Le phoque parut satisfait et dit: Papa et maman, avec un accent du Nord qui
laissait cependant percevoir les syllabes annoncées.
- Il parle en hollandais, dit le sergent.... et vous disiez que vous l'avez pris
au Cap-Vert!
- C'est vrai. Mais il ne peut perdre son accent, même en s'approchant du Midi...
Ce sont des voyages qu'ils font dans la belle saison, pour leur santé. Ensuite,
ils retourneront au Nord, - à moins qu'on ne les pêche, comme on a fait de
celui-ci, pour leur faire visiter Versailles.
Après les exercices phonétiques, récompensés chacun par l'ingurgitation d'un
hareng, on commença la gymnastique; le poisson se dressa debout sur sa queue,
dont les phalanges régulières représentent presque des pieds humains; puis il
fit encore diverses évolutions dans l'eau, guidé par l'aspect de la badine et
moyennant d'autres harengs.
J'admirais combien l'esprit des pays du Nord agissait, même sur ces êtres
mixtes. Le pouvoir ne peut rien obtenir d'eux sans de fortes garanties.
Les exercices terminés, le maître nous montra étendue sur la muraille la peau du
phoque qu'il avait fait voir à Paris l'année dernière. Le soldat triompha en ce
moment de son supérieur, dont les regards avaient été peut-être éblouis
précédemment par le champagne de Satory.
Ce que le soldat avait appelé le paletot de ces sortes de poissons était
véritablement une bonne peau couverte de poils tachetés de la longueur de ceux
d'un jeune veau. Le sergent ne songea plus à maintenir les privilèges de
l'autorité.
En sortant, j'écoutai le dialogue suivant entre la directrice et une dame de
Versailles:
- Et cela mange beaucoup de harengs, ces animaux-là?
- Ne m'en parlez pas, madame, celui-ci nous coûte vingt-cinq francs par jour
(comme un représentant). Chaque hareng vaut trois sous, n'est-ce pas?
- C'est vrai, dit la dame en soupirant..., le poisson est si cher à Versailles!
Je m'informai des causes de la mort du phoque précédent.
J'ai marié ma fille, dit la directrice, et c'est ce qui en est cause: le phoque
en a pris du chagrin, et il est mort. On l'avait cependant mis dans des
couvertures et soigné comme une personne..., mais il était trop attaché à ma
fille. Alors, j'ai dit à mon fils: - Va-t'en chercher un autre.... et que ce ne
soit plus un mâle, - parce que les femelles s'attachent moins. - Celle-ci a des
caprices, - mais avec des harengs frais, on en fait tout ce que l'on veut!
Que cela est instructif, l'observation des animaux! et combien cela se lie
étroitement aux hypothèses soulevées par des milliers de livres du siècle
dernier! - En parcourant à Versailles les étalages des bouquinistes, j'ai
rencontré un in-12 intitulé: Différence entre l'homme et la bête. Il y est dit:
que pendant l'hiver les Groenlandais enterrent sous la neige des phoques "pour
les manger ensuite crus et gelés, tels qu'ils les en retirent".
Ici, le phoque me paraît supérieur à l'homme, puisqu'il n'aime que le poisson
frais.
A la page 93, j'ai trouvé cette pensée délicate: "Dans l'amour, on se connaît
parce qu'on s'aime; dans l'amitié, on s'aime, parce qu'on se connaît."
Et cette autre ensuite: "Deux amants se cachent mutuellement leurs défauts et se
trahissent; deux amis, au contraire, se les avouent et se les pardonnent."
J'ai laissé sur l'étalage ce moraliste qui aime les bêtes, - et qui n'aime pas
l'amour!
Nous venons de voir pourtant que le phoque est capable et d'amour et d'amitié.
Qu'arriverait-il cependant si l'on saisissait ce feuilleton pour avoir parlé un
instant de l'amour d'un phoque pour sa maîtresse: heureusement, je n'ai fait
qu'effleurer le sujet.
L'affaire du journal inculpé pour avoir parlé d'amour dans un voyage chez les
Esquimaux est sérieuse, - si l'on en croit cette réponse d'un substitut auquel
on a demandé ce qui distinguait le feuilleton de critique, de voyages ou
d'études historiques, du feuilleton-roman, et qui aurait dit:
"Ce qui constitue le feuilleton-roman, c'est la peinture de l'amour. Le mot
roman vient de romance. Tirez la conclusion."
La conclusion me paraît fausse; si elle devait prévaloir, le public répéterait
ces vers des Rêveries renouvelées des Grecs:
Sur un petit brin d'amour
Finit la tragédie...
Ah! quant à moi, je suis pour
Un petit brin d'amour!
Je suis honteux véritablement d'entretenir vos lecteurs de pareilles balivernes.
Après avoir terminé cette lettre, je demanderai une audience au procureur de la
République. La justice chez nous est sévère, - dure comme la loi latine (dura
lex, sed lex), mais elle est française, c'est-à-dire capable de comprendre plus
que toute autre ce qui est du ressort de l'esprit...
Admirez, s'il vous plaît, ma fermeté; - je viens de me rendre au Palais de
Justice.
On a souvent peur, - en pareils cas, - de ne sortir du parquet du procureur de
la République que pour être guillotiné. - Je dois à la vérité de dire que je
n'ai trouvé là que des façons gracieuses et des visages bienveillants.
Je me suis entièrement trompé en rapportant la réponse, d'un substitut à la
question qui lui était faite touchant le roman-feuilleton. C'était sans doute un
substitut de province en vacances, qui n'exposait qu'une opinion privée dans un
salon quelconque, - où, certes, il n'a pu conquérir l'assentiment des dames.
Par bonheur, j'ai pu m'adresser au substitut officiel chargé des questions
relatives aux journaux et il m'a été dit: "Que l'appréciation des délits
relatifs au roman-feuilleton ne concernait nullement le parquet."
Le parquet n'agit que d'après les déclarations de contraventions qui lui sont
faites par la direction du Timbre, - lequel a des agents chargés d'apprécier le
cas où un simple feuilleton pourrait mériter le titre de roman et se trouver
soumis aux exigences du Timbre.
Le parquet n'a connaissance encore que d'une seule contravention relative à
l'Evénement pour la reproduction du roman Dieu dispose, d'Alexandre Dumas, qui
n'était publié qu'en supplément. - C'est une affaire sans gravité.
Il en est ainsi de la saisie du journal les Villes et campagnes, à l'occasion de
la reproduction d'un feuilleton de M. Marie Aycard, - et de l'avertissement
donné au Droit pour un feuilleton du même auteur, arrêté à la poste, mais qu'on
a pu faire le prix de l'excédent de timbre qu'il était supposé avoir encouru.
Ce sont des affaires qui se termineront administrativement.
Rassurons-nous donc pour le présent, - sans oublier qu'il nous faut encore aller
consulter la direction du Timbre, laquelle ressort de l'administration de
l'enregistrement et des domaines.
III. Une lithographie mystique
Le magistrat du verbe
Le banquet - Avenir des ours
Tout le monde a pu remarquer chez les marchands de gravures une grande image
lithographique dont quelques journaux ont déjà parlé. Napoléon y est représenté
sous le voile et sous la couronne augurale promenant son doigt sur une carte du
monde où il trace de nouvelles divisions. La légende suivante est inscrite sur
cette page singulière: "Plus avant dans la vérité divine, plus fort pour la
réaliser, il consomme ce qu'il a commencé". Au-dessous de l'image on lit: "Le
magistrat du Verbe devant le Verbe". Sur le bord latérale est inscrit une
citation de saint Pierre.
Ces sortes de manifestations sont trop rares pour que nous n'ayons pas cherché à
satisfaire, touchant celle-ci, la curiosité de nos lecteurs. La Chambre des
Députés vient d'ailleurs, dans une discussion toute récente, d'appeler
l'attention sur les progrès de l'hérésie nouvelle, qui procède ainsi par
l'image, par le Verbe et par le symbole.
Le Collège de France a été quelque peu semoncé à cette occasion; trois
professeurs sont accusés plus ou moins d'avoir annoncé de nouveaux dieux. On
trouve que le peu qu'en reconnaît la loi coûte déjà bien assez cher. M.
Lespinasse et M. L'Herbette n'espérant pas eux-mêmes aucune apothéose, déclarent
qu'il n'y aura plus de nouvelles révélations.
Mais les professeurs se retranchent derrière Platon, qui a dit qu'il y a sur
terre deux espèces d'hommes, dont l'une est de la nature des dieux; derrière
Vico, qui prétend que les divinités s'incarnent sous la forme des grands génies,
des bons rois, des bienfaiteurs du monde; de là la nécessité d'honorer les morts
illustres, et sans doute un peu les vivants.
Cette idée est classique, et ne méritait pas d'exciter tant de colère au sein
d'une assemblée, qui ne sera jamais, il est vrai, un panthéon... On a cité comme
étant l'évangile des nouveaux apôtres un livre intitulé Le Banquet, attribué
d'abord au professeur de langue slave, et qui depuis a été reconnu l'oeuvre d'un
nommé André Towiansky.
Ce prophète, qu'il ne faut pas confondre avec Morok, le dompteur de bêtes, est
un brave Lithuanien, qui ne cherche nullement à influer sur la Chambre des
Députés, où il y a bien assez de Verbes sans lui. Quelques Slaves et leur
professeur ont déclaré le reconnaître, et, pour le moment, cela lui suffit.
Il faut remarquer d'ailleurs que les disciples de Towiansky, et le professeur
tout le premier, n'entendent pas pour cela renoncer au catholicisme, et que la
cour de Rome ne s'est pas encore prononcée à cet égard, ainsi qu'elle l'a fait
en novembre dernier touchant Michel Vintras et l'Oeuvre de la miséricorde
qu'elle qualifie de secte de perdition.
Voici quelques paroles du catholique Joseph de Maistre dont se sont appuyés les
croyants du Verbe nouveau: "Attendez, a-t-il écrit, que l'affinité naturelle de
la religion et de la science les réunisse dans la tête d'un homme de génie.
L'apparition de cet homme ne saurait être éloignée et peut-être existe-t-il
déjà. Celui-là sera fameux et mettra fin au dix-huitième siècle qui dure
toujours, car les siècles intellectuels ne se règlent sur le calendrier comme
les siècles proprement dits. Alors des opinions qui nous paraissent aujourd'hui
légères ou insensées seront des axiomes dont il ne sera pas permis de douter, et
l'on parlera de notre stupidité actuelle comme nous parlons de la superstition
du moyen âge."
André Towiansky sera-t il le révélateur ainsi prédit? Voilà ce qu'il ne nous est
encore permis de juger que par cet ouvrage intitulé Banquet du 17 janvier qui
annonce "l'accomplissement dans le monde extérieur d'une oeuvre qui jusqu'à
présent était tout entière dans le monde des esprits".
Selon un discours prononcé à ce banquet, où les néophytes se sont réunis en
souvenir de la Cène, la lumière du Christ, qui a dû luire sur le monde pendant
mille ans et plus, mais qui, par cette expression même du Sauveur, ne peut
atteindre à l'an deux mille, serait aujourd'hui éteinte et aurait rendu
nécessaire la venue d'un septième envoyé. Les deux mille années lunaires ne
devant pas tarder à s'accomplir, c'est à la moitié du dix-neuvième siècle qu'est
réservée cette grâce nouvelle d'un jubilé bi-millénaire, où le ciel sollicité
par les âmes élues doit pour ainsi dire descendre sur la terre en colonnes
lumineuses, propres à dissiper les ténèbres épaissies des derniers temps.
Dans la croyance du révélateur, il faudrait se représenter le monde visible,
c'est-à-dire la société humaine, comme pressée de tous côtés par le monde
extérieur peuplé d'esprits puissants. Ce sont les âmes des créatures qui ont
vécu en différents temps, et "qui accomplissent leur pénitence en se façonnant
et en attendant que la volonté supérieure les introduise de nouveau dans cette
vie terrestre". Ces esprits sont doués de forces variées qui pourtant ne peuvent
agir que par influence ou en se produisant sous les formes de la matière et
selon les lois harmonieuses établies par la dernière création. Le corps est donc
une sorte de gaîne par laquelle les esprits agissent invisiblement. L'âme de
chaque créature correspond à toute une chaîne d'esprits de lumière ou
d'obscurité, qui agissent par elle sur les choses du monde et leur donnent une
direction bonne ou funeste. Il y a des temps où les colonnes obscures se
multiplient tellement qu'il faut le concert et l'effort réunis des esprits
lumineux pour appeler de nouveau l'influence divine et rattacher fortement notre
terre au tronc de l'arbre divin. Jésus-Christ règne sur beaucoup de globes, mais
plusieurs lui ont échappé aux esprits rebelles. La réunion d'un grand nombre
d'esprits des ténèbres, triomphaient déjà sur la terre, l'obligea d'y descendre
lui-même et d'y répandre une nouvelle atmosphère de grâce et de miséricorde. Le
même phénomène se renouvellera cette fois par le nouvel envoyé.
"Les élus du Seigneur connaissant déjà le moyen d'évoquer les colonnes
lumineuses, cet unique bouclier contre les entreprises des ténèbres, feront
toujours désormais chanceler la puissance du mal... C'est ainsi que Moïse en
priant, c'est-à-dire évoquant une colonne très puissante, bien qu'il fût faible
extérieurement, puisque sans secours il ne pouvait pas élever les bras, dirigea
le sort des batailles."
Nous ne développerons pas davantage cette doctrine qui se rapproche de celle de
Swedenborg, et qui nous a rappelé un passage de ce grand écrivain où il dit
avoir assisté, en esprit, à une conférence entre quelques-unes de ces âmes qui
peuplent le monde spirituel et qu'il divise en divers ordres d'anges bons ou
mauvais. Ceux-là qui sont des philosophes, car il y en a aussi de tous états,
arrivant dans leur dispute à un moment si ardu et si embrouillé, leurs discours
s'imprègnent tellement de sophismes et de paradoxes grossiers que le jour
spirituel qui les éclaire s'affaiblit, et que l'erreur descend matériellement en
colonnes sombres dans le palais céleste où ils sont rassemblés. Alors un ange
d'un ciel supérieur descend vers eux, rétablit les questions dans leur vrai jour
et dissipe ainsi l'obscurité.
Voilà bien les colonnes sombres et claires d'André Towiansky; indiquer ce
rapport, ce n'est point attaquer l'idée, soit comme révélation, soit comme
hypothèse mystique. La tendance pythagoricienne est toutefois plus marquée que
dans Swedenborg et se caractérise encore par ce passage du Banquet: "La lumière
terrestre la plus haute n'est rien auprès de celle de Dieu. Le plus élevé sur la
terre peut, dans la seconde vie, n'être pas même un homme; et l'esprit d'un ours
ayant quitté les plaines polaires peut arriver au comble d'élévation dans la
capitale du monde." Cette opinion qui fera sourire bien des gens n'est pas non
plus nouvelle; on a publié dans le siècle dernier un livre pour prouver que
l'homme primitif, l'homme préadamite, dont Cuvier n'a pu retrouver les traces
géologiques, appartenait à la famille ursine. Les bas-reliefs de Thèbes et de
Persépolis confirmeraient au besoin cette hypothèse, combattue par d'autres
savants qui prétendent que l'homme de la première création, le contemporain des
mastodontes et des ptérodactyles n'était autre qu'une salamandre d'environ sept
pieds de longueur.
N'est-ce pas là une discussion à obscurcir le ciel lui-même, comme dans la
fameuse dispute des anges philosophes de Swedenborg?
Nous craindrions du reste ici de paraître nous railler de croyances partagées
par quelques esprits distingués; aussi nous bornerons-nous à faire remarquer
encore l'espèce de culte rendu par cette secte à Napoléon. L'humanité a conçu
certainement des apothéoses plus ridicules. Selon André Towiansky, Napoléon
aurait été le Verbe visible de Dieu; mais, repoussé en dernier lieu par les
puissances obscures, il serait prêt à revenir sous une autre forme compléter
l'oeuvre interrompue. C'est pour le coup que la Chambre des Députés lui dirait:
Nescio vos!
IV. A propos de l'imprimerie
Vous discutez sur Gutenberg, Faust et Schoeffer en faisant de l'un un inventeur,
de l'autre un simple capitaliste, et du troisième, le domestique du second, -
qui aurait seul découvert l'idée de la lettre mobile. Je tâcherai de vous dire,
historiquement, ce que c'est que la lettre mobile.
Il existe à Upsal une Bible du IVe siècle en latin, entièrement imprimée avec
des caractères mobiles. Voici comment:
On avait fabriqué des poinçons représentant toutes les lettres de l'alphabet. On
les faisait rougir, - et on les appliquait, tour à tour, avec beaucoup de perte
de temps sans doute, sur des feuillets de parchemin où ils laissaient une
empreinte noire. C'est un abbé du midi de la France qui, avec l'aide de ses
moines, a pu réaliser cette étrange entreprise. - Seulement, l'idée n'était pas
nouvelle.
Les Romains depuis longtemps connaissaient l'art d'imprimer de cette manière des
noms et des légendes sur les fresques peintes des coupoles de temples. Le
poinçon rougi marquait les lettres sur la peinture. On a conservé des fragments
de ces essais.
En visitant dernièrement le musée de Naples, j'ai remarqué des poinçons en
bronze, trouvés dans les ruines de Pompéi, - et qui portaient en relief des
inscriptions de plusieurs lignes destinées à marquer des étoffes. - Parlez-moi
maintenant de la découverte de l'impression xylographique!
Personne n'a jamais inventé rien; - on a retrouvé. - Si vous passiez à Harlem,
le pays des tulipes, vous verriez sur la grande place la statue de Laurent
Coster, devant laquelle je me suis arrêté respectueusement, et sur laquelle j'ai
fait un sonnet, dont je ne veux pas affliger le public, - mais où l'on trouve ce
vers à propos des trois inventeurs dont les profils en médaillon ornent le titre
de nos éditions stéréotypes:
"Laurent Coster! leur maître... ou leur rival, salut!"
Tous les Hollandais pensent que Laurent Coster, imagier, est le véritable
inventeur, au moins de l'impression xylographique, attendu qu'il avait imaginé
de graver sur bois le nom d'Alexander, de Caesar, de Pallas ou d'Hector, sur les
blocs qui lui servaient à imprimer des cartes.
Les Hollandais se trompent eux-mêmes, - et je ne crains pas de le dire, dussent-
ils venir le 20 novembre à la vente de Techener, dans le but de faire monter à
des prix impossibles l'exemplaire, que l'on y doit mettre à l'enchère, de
l'Histoire des Evasions de l'abbé de Bucquoy!
Un certain tyran de Sparte, nommé Agis, avait l'usage de consulter les
entrailles des victimes avant de donner un combat. Il ne sentait en lui-même
qu'une foi médiocre dans ces pratiques, - mais il fallait s'accommoder de
l'esprit de l'époque.
Plusieurs fois les présages avaient été malheureux, ce qui tenait peut-être à
des combinaisons sacerdotales... Le tyran fut frappé d'une idée. Ce fut d'écrire
dans sa main gauche le mot NIKH (victoire) avec une substance grasse et noire.
Il l'écrivit même à l'envers. - Il me semble que voici bien la conception
typographique.
Comme prince, il était chargé de déchiffrer cette partie de la peau des victimes
qui mettait à jour une membrane blanche recouvrant les entrailles. Il eut soin,
en y posant sa main gauche, d'y imprimer le mot NIKH. Les Spartiates , -
confiants alors dans la réponse des Dieux, livrèrent la bataille et la
gagnèrent.
Ce tyran-là avait de l'esprit, - et sans relire son histoire, je juge qu'il a dû
se maintenir longtemps au trône de Sparte, - ville qui n'était alors
républicaine que de nom; une république gouvernée par des princes!...
Vous voyez qu'il n'y a rien de nouveau sous le soleil.
J'ai négligé à dessein de parler des Chinois, parce qu'un peuple qui fait
remonter l'antiquité de sa race à 72.000 ans, n'a pour nous qu'une bien faible
valeur en histoire. J'ai pu voir quelques-uns de leurs essais typographiques qui
ne remontent qu'à mille ans avant notre ère. Il est juste de dire qu'ils ne
semblent pas avoir découvert la lettre mobile: - ce sont des planches en bois
qui s'impriment par le procédé de la gravure.
Revenons par une transition facile à l'abbé de Bucquoy, dont le livre fugitif
risque d'avoir été produit par une imprimerie fantastique. Cependant Techener le
vendra le 20; - tâchons de remplir jusque-là le feuilleton sous ses auspices.
Il y avait près de Sparte une autre ville dont le peuple a été qualifié par La
Fontaine d'animal aux têtes frivoles. Un certain orateur y parlait sévèrement et
fortement des dangers qui menaçaient la République. On ne l'écoutait pas:
"Que fit le harangueur?... Il prit un autre ton...
Cérès, commença-t-il, faisait voyage un jour
Avec l'anguille et l'hirondelle...
Il s'interrompit après avoir peint l'anguille nageant et l'hirondelle volant
pour traverser une rivière.
L'assemblée s'écria tout d'une voix:
"Et Cérès, que fit-elle?
Ce qu'elle fit: un prompt courroux
L'anima d'abord contre vous!
Quoi! de contes d'enfants mon peuple s'embarrasse,
Et du péril qui le menace
Lui seul entre les Grecs il néglige l'effet...
Que ne demandez-vous ce que Philippe a fait?"
Le bonhomme (un faux bonhomme) ajoute:
"Nous sommes tous d'Athènes en ce point..."
Cette fable, si vraie, me rappelle une scène dont j'ai été témoin autrefois sur
une place publique.
Un vendeur d'orviétan venait s'établir tous les jours sur la place Saint-
Germain-l'Auxerrois; - je crains qu'aujourd'hui cela ne leur soit défendu; - il
élevait d'abord sa table sur des X, puis il tirait d'une boîte trois oiseaux, -
avec la plus grande précaution, en les pressant dans ses mains l'un après
l'autre, sous prétexte de les endormir.
Quand ils semblaient être arrivés à une immobilité complète, il disait au public
réuni, au moyen d'un gazouillement joyeux produit à l'aide d'une pratique cachée
dans sa bouche: "Maintenant, Messieurs, vous le voyez tous, je viens d'endormir
ces oiseaux, qui peuvent rester plusieurs heures dans un état complet
d'immobilité, résultat de leur éducation.
"Afin que le public puisse apprécier leur tranquillité, je vais les laisser dans
cet état, dont je ne les tirerai qu'après avoir vendu vingt bouteilles d'une
eau... également bonne pour détruire les insectes et généralement toutes les
maladies."
Ce boniment, bien connu, surprenait toujours néanmoins un certain nombre
d'assistants.
La vente de vingt flacons à 50 centimes était le maximum de la recette possible.
De sorte qu'après quelques flacons vendus, le public s'éclaircissait peu à peu,
et finissait par se réduire aux simples habitués, - gens curieux toujours, mais
qui connaissaient trop le monde pour se laisser aller à ce versement d'un demi-
franc. Le vendeur, n'arrivant pas à placer le nombre voulu de ses fioles,
reprenait avec humeur les trois oiseaux, et les replaçait dans sa boîte en se
plaignant du malheur des temps.
On disait dans le cercle: - Ils ne sont pas endormis, ces oiseaux: ils sont
morts!
Ou bien: - Ils sont empaillés!
Ou encore: - Il leur a fait boire quelque chose. Un jour, le cercle avait fini
par se réduire à un enfant de cette race parisienne obstinée de sa nature et qui
veut toujours savoir le fond des choses. - Les oiseaux allaient rentrer dans la
boîte lorsqu'il passa par hasard un groupe de gens de la banlieue, - qui
achetèrent en masse plus de fioles qu'il n'en fallait pour compléter le nombre
de vingt.
Comme ils n'avaient pas entendu la première annonce, ils s'éloignèrent sans
réclamer le spectacle promis des oiseaux, qui devaient se réveiller et
travailler devant le public.
L'enfant de Paris, attentif et ayant soigneusement compté les bouteilles
vendues, s'avança vers la table et dit:
"Et les oiseaux?"
L'opérateur le regarda avec un dédain mêlé de compassion, referma sa boîte et
répondit à l'enfant par un mot d'argot usuel que je supprime par respect pour
les dames, - et qui voulait à peu près dire: "Vous êtes jeune!"
Ne me reprochez pas le peu de sérieux d'un tel récit: il peut rencontrer
quelques analogies dans le travail des partis politiques. Que de fois on a pipé
les assistances crédules avec des oiseaux morts, - ou empaillés!
Ce n'est pas un pareil rôle que je voudrais jouer vis-à-vis des lecteurs.
...
Croyez pourtant que je ne m'acharnerais pas ainsi sur les différents héros de
cette famille, dont les diverses branches, - de Longueval, - d'Haraucourt, - et
de Bucquoy, - donnent la torture à mon imagination, si je ne me trouvais au
milieu des sources historiques et si je ne m'appliquais à l'analyse historique,
- depuis qu'il nous est défendu de faire des romans.
Tout peuple est curieux de remonter, par la pensée, à ses origines et à ses
souvenirs; - c'est ce qui a fait le succès de Walter Scott en Angleterre, et en
France celui d'Augustin Thierry, de Monteil et de quelques autres. L'histoire de
France a été cruellement défigurée depuis plus de deux siècles, grâce à
l'influence de ce principe de monarchie absolue qu'ont tenté d'établir les
descendants du Béarnais. - Il fallait, pour les écrivains, se soumettre à cette
convention, ou s'en aller écrire hors de France. - Les écrivains ont fini par
rester, et les rois absolus sont partis.
L'Académie a couronné dernièrement l'auteur qui avait eu l'idée de peindre "une
province sous Louis XIV..." Mon ambition est moins vaste. - Je n'aurais voulu
peindre qu'une de ces familles provinciales qui forment dans l'unité historique
d'une nation une individualité collective curieuse à étudier, comme jetant des
reflets de clarté sur les autres.
Malheureusement, si je m'éloignais un instant de la ligne correcte de
l'histoire, je retomberais dans le roman historique, - et les gens sévères
considéreraient tout ce que je viens d'écrire comme imité d'une de ces longues
préfaces où l'auteur de Waverley fait dialoguer ensemble le capitaine
Clutterbuck et le révérend Jédédiah Cleisbotham.
Je comprends ce système, si favorable aux préparations d'un récit...
V. Le boeuf gras
Le Carnaval n'a eu cette année que deux jours! Il est plus court encore que cet
autre carnaval de la restauration, célébré par la muse joyeuse de Béranger, et
qui, s'il nous en souvient, avait au moins toute une semaine. Puisse l'arrivée
hâtive du Carême annoncer plus vite le printemps! La nature nous doit une
compensation des rigueurs du calendrier.
Le dimanche gras, réuni cette fois avec la Chandeleur, a commencé ces courtes
saturnales, qui auraient eu besoin, du moins, d'être aussi complètes que celles
de Rome. On a rappelé à ce propos les souvenirs de l'Antiquité, on a tâché
d'expliquer cette fête étrange, qui ramène dans notre civilisation chrétienne
les souvenirs du monde païen. Ce char mythologique promenant une fois l'année,
au milieu des acclamations, les dieux qu'ont adorés nos pères, ne réveillait une
idée grave qu'au point de vue du savant et du penseur. Chacun a traduit le fait
à sa manière, les uns y trouvant un symbole des superstitions abolies, et
livrées par le culte vainqueur à la risée publique, d'autres voyant dans la
promenade du boeuf le plus gras de l'année, la glorification du travail
agricole, d'autres enfin ont rapporté le fait à la tolérance religieuse qui, à
l'entrée d'un carême sévère, permet à la chair de prendre des forces et d'en
finir avec la joie en entrant dans la pénitence. Le journal phalanstérien s'est
élevé contre l'esprit de la mascarade bizarre qui accompagne le boeuf gras, et a
demandé s'il ne serait pas plus digne et plus logique de donner à cette fête un
caractère tout agricole, et de montrer auprès du boeuf, au lieu de masques
bizarrement accoutrés, les éleveurs, fermiers ou nourrisseurs qui auront doté le
pays de cette somme énorme de biftecks et d'aloyaux.
Nous ne pouvons trop regretter de voir l'opinion s'égarer ainsi. La promenade du
boeuf gras n'est pas une fête agricole mais une cérémonie religieuse,
historique, et, pour ainsi dire, mystique. Il serait malheureux de la voir
descendre au rang des concours, comices ou courses destinés à maintenir
l'émulation des producteurs campagnards. D'autant plus que la supériorité de la
France ne serait guère plus facile à démontrer à l'Europe en fait de boeufs
qu'en fait de chevaux. Nos courses du Champ de Mars sont le triomphe de
l'Angleterre, et nos concours de bestiaux seraient tout à la gloire de la Suisse
ou de l'Allemagne. Avant de promener un boeuf exceptionnel, engraissé par
quelque nourrisseur qui se sera réservé la spécialité du carnaval, on ferait
bien de songer que l'infériorité de nos éleveurs a forcé de taxer à plus de
cinquante francs l'introduction des boeufs gras ou maigres, à la frontière
d'Allemagne, et qu'à ce taux-là même nous supportons fort mal la concurrence...
Mais revenons à la question d'art.
Nous répétons qu'il serait fort triste que l'on oubliât les traditions qui
jettent encore quelque couleur parmi nos usages modernes. La promenade du boeuf
gras est particulièrement un souvenir de l'antiquité grecque et romaine, de
laquelle procède entièrement notre civilisation. Les hommes ont célébré dans
tous les temps le souvenir d'une époque antérieure, où la vie était heureuse, où
l'amour et la joie régnaient sur la terre, où la justice égalisait les rangs et
réglait sans effort les rapports d'un peuple de frères: c'était pour les Grecs
le souvenir du règne de Bacchus dont l'image présidait à tous leurs jeux; de là
les Dionysiaques ou Bacchanales.
On sait que nous devons à l'institution de ces fêtes l'origine de l'art
dramatique; l'idée de faire paraître des gens masqués dans les réjouissances
publiques amena celle de les faire dialoguer et de mettre en jeu des personnages
historiques ou fabuleux concourant à une action propre à exciter l'intérêt.
Les Latins, en acceptant la plus grande partie des dogmes religieux de la Grèce,
apportèrent dans leurs cérémonies des modifications fondées sur les traditions
locales. Ce qui était particulier à l'Italie, vieille terre pélasgique, c'était
le souvenir confus du règne de Saturne, exilé dans cette contrée par les dieux
nouveaux de la Grèce. Donc, tout en acceptant les lois de ces derniers, on
réservait au culte aboli quelques hommages de souvenir et de reconnaissance, et
comme l'homme est toujours mécontent de l'état présent, on rêvait aussi le
retour de cet âge d'or vanté par les aïeux. Ainsi Virgile s'écrie, en prévoyant
des jours meilleurs:
Jam redit et Virgo, redeunt Saturnia regna!
N'y a-t-il pas dans nos trois derniers jours de carnaval une pensée toute
pareille? Si la chair souffrait déjà du temps de la civilisation romaine, si
l'on y regrettait le règne de dieux plus indulgents, ce sentiment dut se
transmettre à plus forte raison dans l'austère société chrétienne des premiers
siècles. On ne réussit pas sans efforts à supprimer les joyeuses fêtes du
paganisme; les pompes éclatantes qui se déroulaient au soleil, et qu'il fallait
désormais réserver pour le sanctuaire; les victimes immolées, signes d'abondance
dont les prémices appartenaient aux dieux; les danses sacrées, les radieuses
théories, l'hymen toujours renaissant de la terre et du ciel: il fallait oublier
tout cela, ou le soumettre à ce complet remaniement de dogmes et de symboles
qu'entreprenait l'Eglise nouvelle. La transition fut difficile; longtemps, dans
le Midi comme dans la Flandre, les processions furent mêlées de personnages
mythologiques ou symboliques, les cérémonies accompagnées de rites bizarres
appartenant à des traditions antérieures; la plupart furent supprimées par la
révolution; pourtant celle des jours gras à été rétablie par l'empire.
Conservons-la du moins à titre de souvenir de la civilisation romaine, à qui
nous devons tant. Si les Latins regrettaient le temps de Saturne, n'avons-nous
pas à regretter la Grèce et Rome, tristement parodiées dans nos institutions
modernes?
La Démocratie elle-même, à qui nous répondons ici, ne cherche-t-elle pas à
ramener le règne des dieux de la matière ou de ses forces divinisées? Si elle ne
s'écrie pas, comme Alfred de Musset:
Regrettez-vous le temps où le ciel sur la terre
Marchait et respirait dans un peuple de dieux;
Où Vénus Astarté, fille de l'onde amère,
Secouait, vierge encor, les larmes de sa mère,
Et fécondait le monde en tordant ses cheveux!
elle a tous les instincts que le génie poétise de cette manière, ou que
l'inspiration fait remonter à ces vieilles théogonies!
Nous l'avouerons, en voyant passer mardi dernier sur nos quais, envahis par la
foule, le boeuf sacré, précédé de licteurs victimaires, en voyant rouler
lourdement le char doré, de forme antique, où préside, comme aux jours de Rome,
le vieux Saturne, doublement regrettable aujourd'hui, nous ne pouvions nous
défendre d'un sentiment de respect à cette image des vieilles croyances de nos
pères! Si pauvre que fût cette mascarade, et si mal qu'elle fût rendue, c'était
un joyeux spectacle de voir tomber le pâle éclat de notre soleil sur ces
symboles riants, sur ces fronts couronnés, sur ces vêtements éclatants d'or et
de pourpre... Au point de vue de l'art, ainsi que de l'histoire, nous repoussons
donc de toute notre force la tendance matérielle qui serait dépourvue de
croyance et de symbole, et qui, honorant le travail, n'en rapporterait pas la
glorification aux intelligences célestes.
Revenir en haut Aller en bas
 
Gérard De Nerval (1808-1855) HISTOIRE D'UN PHOQUE
Revenir en haut 
Page 1 sur 1
 Sujets similaires
-
» Gérard De Nerval (1808-1855) II. Histoire d'un phoque
» Gérard De Nerval (1808-1855) 5e lettre. Suite de l'histoire de la grand'tante de l'abbé de Bucquoy.
» Gérard De Nerval (1808-1855) [Sur un carnet de Gérard de Nerval]
» Gérard De Nerval (1808-1855) La mer I
» Gérard De Nerval (1808-1855) La mer II

Permission de ce forum:Vous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum
PLUME DE POÉSIES :: POÈTES & POÉSIES INTERNATIONALES :: POÈMES FRANCAIS-
Sauter vers: