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 Gérard De Nerval (1808-1855) Les Filles Du Feu.

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Inaya
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Gérard De Nerval (1808-1855) Les Filles Du Feu. Empty
MessageSujet: Gérard De Nerval (1808-1855) Les Filles Du Feu.   Gérard De Nerval (1808-1855) Les Filles Du Feu. Icon_minitimeJeu 30 Aoû - 22:09

Les Filles Du Feu.

A Alexandre Dumas.
Je vous dédie ce livre, mon cher maître, comme j'ai dédié Lorely à Jules Janin.
J'avais à le remercier au même titre que vous. Il y a quelques années, on
m'avait cru mort et il avait écrit ma biographie. Il y a quelques jours, on m'a
cru fou, et vous avez consacré quelques-unes de vos lignes des plus charmantes à
l'épitaphe de mon esprit. Voilà bien de la gloire qui m'est échue en avancement
d'hoirie. Comment oser, de mon vivant, porter au front ces brillantes couronnes
? Je dois afficher un air modeste et prier le public de rabattre beaucoup de
tant d'éloges accordés à mes cendres, ou au vague contenu de cette bouteille que
je suis allé chercher dans la lune à l'imitation d'Astolfe, et que j'ai fait
rentrer, j'espère, au siège habituel de la pensée.
Or, maintenant que je ne suis plus sur l'hippogriffe et qu'aux yeux des mortels
j'ai recouvré ce qu'on appelle vulgairement la raison, - raisonnons.
Voici un fragment de ce que vous écriviez sur moi le 10 décembre dernier:
"C'est un esprit charmant et distingué, comme vous avez pu en juger, - chez
lequel, de temps en temps, un certain phénomène se produit, qui, par bonheur,
nous l'espérons, n'est sérieusement inquiétant ni pour lui, ni pour ses amis; -
de temps en temps, lorsqu'un travail quelconque l'a fort préoccupé,
l'imagination, cette folle du logis, en chasse momentanément la raison, qui n'en
est que la maîtresse; alors la première reste seule, toute-puissante, dans ce
cerveau nourri de rêves et d'hallucinations ni plus ni moins qu'un fumeur
d'opium du Caire, ou qu'un mangeur de haschisch d'Alger, et alors, la vagabonde
qu'elle est, le jette dans les théories impossibles, dans les livres
infaisables. Tantôt il est le roi d'Orient Salomon, il a retrouvé le sceau qui
évoque les esprits, il attend la reine de Saba, et alors, croyez-le bien, il
n'est conte de fée, ou des Mille et une Nuits, qui vaille ce qu'il raconte à ses
amis, qui ne savent s'ils doivent le plaindre ou l'envier, de l'agilité et de la
puissance de ces esprits, de la beauté et de la richesse de cette reine; tantôt
il est sultan de Crimée, comte d'Abyssinie, duc d'Egypte, baron de Smyrne. Un
autre jour il se croit fou, et il raconte comment il l'est devenu, et avec un si
joyeux entrain, en passant par des péripéties si amusantes, que chacun désire le
devenir pour suivre ce guide entraînant dans le pays des chimères et des
hallucinations, plein d'oasis plus fraîches et plus ombreuses que celles qui
s'élèvent sur la route brûlée d'Alexandrie à Ammon; tantôt, enfin, c'est la
mélancolie qui devient sa muse, et alors retenez vos larmes si vous pouvez, car
jamais Werther, jamais René, jamais Antony n'ont eu plaintes plus poignantes,
sanglots plus douloureux, paroles plus tendres, cris plus poétiques!... "
Je vais essayer de vous expliquer, mon cher Dumas, le phénomène dont vous avez
parlé plus haut. Il est, vous le savez, certains conteurs qui ne peuvent
inventer sans s'identifier aux personnages de leur imagination. Vous savez avec
quelle conviction notre vieil ami Nodier racontait comment il avait eu le
malheur d'être guillotiné à l'époque de la Révolution; on en devenait tellement
persuadé que l'on se demandait comment il était parvenu à se faire recoller la
tête...
Hé bien, comprenez-vous que l'entraînement d'un récit puisse produire un effet
semblable; que l'on arrive pour ainsi dire à s'incarner dans le héros de son
imagination, si bien que sa vie devienne la vôtre et qu'on brûle des flammes
factices de ses ambitions et de ses amours! C'est pourtant ce qui m'est arrivé
en entreprenant l'histoire dure d'un personnage qui a figuré, je crois bien,
vers l'époque de Louis XV, sous le pseudonyme de Brisacier. Où ai-je lu la
biographie fatale de cet aventurier? J'ai retrouvé celle de l'abbé de Bucquoy;
mais je me sens bien incapable de renouer la moindre preuve historique à
l'existence de cet illustre inconnu! Ce qui n'eût été qu'un jeu pour vous,
maître, - qui avez su si bien vous jouer avec nos chroniques et nos mémoires,
que la postérité ne saura plus démêler le vrai du faux, et chargera de vos
inventions tous les personnages historiques que vous avez appelés à figurer dans
vos romans, - était devenu pour moi une obsession, un vertige. Inventer, au
fond, c'est se ressouvenir, a dit un moraliste; ne pouvant trouver les preuves
de l'existence matérielle de mon héros, j'ai cru tout à coup à la transmigration
des âmes non moins fermement que Pythagore ou Pierre Leroux. Le dix-huitième
siècle même, où je m'imaginais avoir vécu, était plein de ces illusions.
Voisenon, Moncrir et Crébillon fils en ont écrit mille aventures. Rappelez-vous
ce courtisan qui se souvenait d'avoir été sopha; sur quoi Schahabaham s'écrie
avec enthousiasme: Quoi! vous avez été sopha! mais c'est fort galant... Et,
dites-moi, étiez-vous brodé?
Moi, je m'étais brodé sur toutes les coutures. - Du moment que j'avais cru
saisir la série de toutes mes existences antérieures, il ne m'en coûtait pas
plus d'avoir été prince, roi, mage, génie et même Dieu, la chaîne était brisée
et marquait les heures pour des minutes. Ce serait le Songe de Scipion, la
Vision du Tasse ou la Divine Comédie du Dante, si j'étais parvenu à concentrer
mes souvenirs en un chef-d'oeuvre. Renonçant désormais à la renommée d'inspiré,
d'illuminé ou de prophète, je n'ai à vous offrir que ce que vous appelez si
justement des théories impossibles, un livre infaisable, dont voici le premier
chapitre, qui semble faire suite au Roman comique de Scarron... Jugez-en:
Me voici encore dans ma prison, madame; toujours imprudent, toujours coupable à
ce qu'il semble, et toujours confiant, hélas! dans cette belle étoile de
comédie, qui a bien voulu m'appeler un instant son destin. L'Etoile et le
Destin: quel couple aimable dans le roman du poète Scarron! mais qu'il est
difficile de jouer convenablement ces deux rôles aujourd'hui. La lourde
charrette qui nous cahotait jadis sur l'inégal pavé du Mans a été remplacée par
des carrosses, par des chaises de poste et autres inventions nouvelles. Où sont
les aventures, désormais? où est la charmante misère qui nous faisait vos égaux
et vos camarades, mesdames les comédiennes, nous les pauvres poètes toujours et
les poètes pauvres bien souvent? Vous nous avez trahis, reniés! et vous vous
plaigniez de notre orgueil! Vous avez commencé par suivre de riches seigneurs,
chamarrés, galants et hardis, et vous nous avez abandonnés dans quelque
misérable auberge pour payer la dépense de vos folles orgies. Ainsi, moi, le
brillant comédien naguère, le prince ignoré, l'amant mystérieux, le déshérité,
le banni de liesse, le beau ténébreux, adoré des marquises comme des
présidentes, moi, le favori bien indigne de madame Bouvillon, je n'ai pas été
mieux traité que ce pauvre Ragotin, un poétereau de province, un robin!... Ma
bonne mine, défigurée d'un vaste emplâtre, n'a servi même qu'à me perdre plus
sûrement. L'hôte, séduit par les discours de La Rancune, a bien voulu se
contenter de tenir en gage le propre fils du grand khan de Crimée envoyé ici
pour faire ses études, et avantageusement connu dans toute l'Europe chrétienne
sous le pseudonyme de Brisacier. Encore si ce misérable, si cet intrigant
suranné m'eût laissé quelques vieux louis, quelques carolus, ou même une pauvre
montre entourée de faux brillants, j'eusse pu sans doute imposer le respect à
mes accusateurs et éviter la triste péripétie d'une aussi sotte combinaison.
Bien mieux, vous ne m'aviez laissé pour tout costume qu'une méchante souquenille
puce, un justaucorps rayé de noir et de bleu, et des chausses d'une conservation
équivoque. Si bien qu'en soulevant ma valise après votre départ, l'aubergiste
inquiet a soupçonné une partie de la triste vérité, et m'est venu dire tout net
que j'étais un prince de contrebande. A ces mots, j'ai voulu sauter sur mon
épée, mais La Rancune l'avait enlevée, prétextant qu'il fallait m'empêcher de
m'en percer le coeur sous les yeux de l'ingrate qui m'avait trahi! Cette
dernière supposition était inutile, ô La Rancune! on ne se perce pas le coeur
avec une épée de comédie, on n'imite pas le cuisinier Vatel, on n'essaie pas de
parodier les héros de roman, quand on est un héros de tragédie: et je prends
tous nos camarades à témoin qu'un tel trépas est impossible à mettre en scène un
peu noblement. Je sais bien qu'on peut piquer l'épée en terre et se jeter dessus
les bras ouverts; mais nous sommes ici dans une chambre parquetée, où le tapis
manque, nonobstant la froide saison. La fenêtre est d'ailleurs assez ouverte et
assez haute sur la rue pour qu'il soit loisible à tout désespoir tragique de
terminer par là son cours. Mais... mais, je vous l'ai dit mille fois, je suis un
comédien qui a de la religion.
Vous souvenez-vous de la façon dont je jouais Achille, quand par hasard passant
dans une ville de troisième ou de quatrième ordre, il nous prenait la fantaisie
d'étendre le culte négligé des anciens tragiques français? J'étais noble et
puissant, n'est ce pas, sous le casque doré aux crins de pourpre, sous la
cuirasse étincelante, et drapé d'un manteau d'azur? Et quelle pitié c'était
alors de voir un père aussi lâche qu'Agamemnon disputer au prêtre Calchas
l'honneur de livrer plus vite au couteau la pauvre Iphigénie en larmes!
J'entrais comme la foudre au milieu de cette action forcée et cruelle; je
rendais l'espérance aux mères et le courage aux pauvres filles, sacrifiées
toujours à un devoir, à un Dieu, à la vengeance d'un peuple, à l'honneur ou au
profit d'une famille!... car on comprenait bien partout que c'était là
l'histoire éternelle des mariages humains. Toujours le père livrera sa fille par
ambition, et toujours la mère la vendra avec avidité; mais l'amant ne sera pas
toujours cet honnête Achille, si beau, si bien armé, si galant et si terrible,
quoiqu'un peu rhéteur pour un homme d'épée! Moi, je m'indignais parfois d'avoir
à débiter de si longues tirades dans une cause aussi limpide et devant un
auditoire aisément convaincu de mon droit. J'étais tenté de sabrer, pour en
finir, toute la cour imbécile du roi des rois, avec son espalier de figurants
endormis! Le public en eût été charmé; mais il aurait fini par trouver la pièce
trop courte, et par réfléchir qu'il lui faut le temps de voir souffrir une
princesse, un amant et une reine; de les voir pleurer, s'emporter et répandre un
torrent d'injures harmonieuses contre la vieille autorité du prêtre et du
souverain. Tout cela vaut bien cinq actes et deux heures d'attente, et le public
ne se contenterait pas à moins; il lui faut sa revanche de cet éclat d'une
famille unique, pompeusement assise sur le trône de la Grèce, et devant laquelle
Achille lui-même ne peut s'emporter qu'en paroles; il faut qu'il sache tout ce
qu'il y a de misères sous cette pourpre, et pourtant d'irrésistible majesté! Ces
pleurs tombés des plus beaux yeux du monde sur le sein rayonnant d'Iphigénie
n'enivrent pas moins la foule que sa beauté, ses grâces et l'éclat de son
costume royal! Cette voix si douce, qui demande la vie en rappelant qu'elle n'a
pas encore vécu; le doux sourire de cet oeil, qui fait trêve aux larmes pour
caresser les faiblesses d'un père, première agacerie, hélas! qui ne sera pas
pour l'amant!... Oh! comme chacun est attentif pour en recueillir quelque chose!
La tuer? elle! qui donc y songe? Grands dieux! personne peut-être?... Au
contraire; chacun s'est dit déjà qu'il fallait qu'elle mourût pour tous, plutôt
que de vivre pour un seul; chacun a trouvé Achille trop beau, trop grand, trop
superbe! Iphigénie sera-t-elle emportée encore par ce vautour thessalien, comme
l'autre, la fille de Léda, l'a été naguère par un prince berger de la
voluptueuse côte d'Asie? Là est la question pour tous les Grecs, et là est aussi
la question pour le public qui nous juge dans ces rôles de héros! Et moi, je me
sentais haï des hommes autant qu'admiré des femmes quand je jouais un de ces
rôles d'amant superbe et victorieux. C'est qu'à la place d'une froide princesse
de coulisse, élevée à psalmodier tristement ces vers immortels, j'avais à
défendre, à éblouir, à conserver une véritable fille de la Grèce, une perle de
grâce, d'amour et de pureté, digne en effet d'être disputée par les hommes aux
dieux jaloux! Etait-ce Iphigénie seulement? Non, c'était Monime, c'était Junie,
c'était Bérénice, c'étaient toutes les héroïnes inspirées par les beaux yeux
d'azur de mademoiselle Champmeslé, ou par les grâces adorables des vierges
nobles de Saint-Cyr! Pauvre Aurélie! notre compagne, notre soeur, n'auras-tu
point regret toi-même à ces temps d'ivresse et d'orgueil? Ne m'as-tu pas aimé un
instant, froide Etoile! à force de me voir souffrir, combattre ou pleurer pour
toi! L'éclat nouveau dont le monde t'environne aujourd'hui prévaudra-t-il sur
l'image rayonnante de nos triomphes communs? On se disait chaque soir: Quelle
est donc cette comédienne si au-dessus de tout ce que nous avons applaudi? Ne
nous trompons-nous pas? Est-elle bien aussi jeune, aussi fraîche, aussi honnête
qu'elle le paraît? Sont-ce de vraies perles et de fines opales qui ruissellent
parmi ses blonds cheveux cendrés, et ce voile de dentelle appartient-il bien
légitimement à cette malheureuse enfant? N'a-t-elle pas honte de ces satins
brochés, de ces velours à gros plis, de ces peluches et de ces hermines? Tout
cela est d'un goût suranné qui accuse des fantaisies au-dessus de son âge. Ainsi
parlaient les mères, en admirant toutefois un choix constant d'atours et
d'ornements d'un autre siècle qui leur rappelaient de beaux souvenirs. Les
jeunes femmes enviaient, critiquaient ou admiraient tristement. Mais moi,
j'avais besoin de la voir à toute heure pour ne pas me sentir ébloui près
d'elle, et pour pouvoir fixer mes yeux sur les siens autant que le voulaient nos
rôles. C'est pourquoi celui d'Achille était mon triomphe; mais que le choix des
autres m'avait embarrassé souvent! quel malheur de n'oser changer les situations
à mon gré et sacrifier même les pensées du génie à mon respect et à mon amour!
Les Britannicus et les Bajazet, ces amants captifs et timides, n'étaient pas
pour me convenir. La pourpre du jeune César me séduisait bien davantage! mais
quel malheur ensuite de ne rencontrer à dire que de froides perfidies! Hé quoi!
Ce fut là ce Néron, tant célébré de Rome? ce beau lutteur, ce danseur, ce poète
ardent, dont la seule envie était de plaire à tous? Voilà donc ce que l'histoire
en a fait, et ce que les poètes en ont rêvé d'après l'histoire! Oh! donnez-moi
ses fureurs à rendre, mais son pouvoir, je craindrais de l'accepter. Néron! je
t'ai compris, hélas! non pas d'après Racine, mais d'après mon coeur déchiré
quand j'osais emprunter ton nom! Oui, tu fus un dieu, toi qui voulais brûler
Rome, et qui en avais le droit, peut-être, puisque Rome t'avait insulté!...
Un sifflet, un sifflet indigne, sous ses yeux, près d'elle, à cause d'elle! Un
sifflet qu'elle s'attribue - par ma faute (comprenez bien!). Et vous demanderez
ce qu'on fait quand on tient la foudre!... Oh! tenez, mes amis! J'ai eu un
moment l'idée d'être vrai, d'être grand, de me faire immortel enfin, sur votre
théâtre de planches et de toiles, et dans votre comédie d'oripeaux! Au lieu de
répondre à l'insulte par une insulte, qui m'a valu le châtiment dont je souffre
encore, au lieu de provoquer tout un public vulgaire à se ruer sur les planches
et à m'assommer lâchement...., j'ai eu un moment l'idée, l'idée sublime, et
digne de César lui-même, l'idée que cette fois nul n'aurait osé mettre au-
dessous de celle du grand Racine, l'idée auguste enfin de brûler le théâtre et
le public, et vous tous! et de l'emporter seule à travers les flammes,
échevelée, à demi nue, selon son rôle, ou du moins selon le récit classique de
Burrhus. Et soyez sûrs alors que rien n'aurait pu me la ravir, depuis cet
instant jusqu'à l'échafaud! et de là dans l'éternité!
O remords de mes nuits fiévreuses et de mes jours mouillés de larmes! Quoi! j'ai
pu le faire et ne l'ai pas voulu? Quoi! vous m'insultez encore, vous qui devez
la vie à ma pitié plus qu'à ma crainte! Les brûler tous, je l'aurais fait!
jugez-en: Le théâtre de P*** n'a qu'une seule sortie; la nôtre donnait bien sur
une petite rue de derrière, mais le foyer où vous vous teniez tous est de
l'autre côté de la scène. Moi, je n'avais qu'à détacher un quinquet pour
incendier les toiles, et cela sans danger d'être surpris, car le surveillant ne
pouvait me voir, et j'étais seul à écouter le fade dialogue de Britannicus et de
Junie pour reparaître ensuite et faire tableau. Je luttai avec moi-même pendant
tout cet intervalle; en rentrant, je roulais dans mes doigts un gant que j'avais
ramassé; j'attendais à me venger plus noblement que César lui-même d'une injure
que j'avais sentie avec tout le coeur d'un César... Eh bien! ces lâches
n'osaient recommencer! mon oeil les foudroyait sans crainte, et j'allais
pardonner au public, sinon à Junie, quand elle a osé... Dieux immortels!...
tenez, laissez-moi parler comme je veux!... Oui, depuis cette soirée, ma folie
est de me croire un Romain, un empereur; mon rôle s'est identifié à moi-même, et
la tunique de Néron s'est collée à mes membres qu'elle brûle, comme celle du
centaure dévorait Hercule expirant. Ne jouons plus avec les choses saintes, même
d'un peuple et d'un âge éteints depuis si longtemps, car il y a peut-être
quelque flamme encore sous les cendres des dieux de Rome!... Mes amis! comprenez
surtout qu'il ne s'agissait pas pour moi d'une froide traduction de paroles
compassées; mais d'une scène où tout vivait, où trois coeurs luttaient à chances
égales, où comme au jeu du cirque, c'était peut-être du vrai sang qui allait
couler! Et le public le savait bien, lui, ce public de petite ville, si bien au
courant de toutes nos affaires de coulisse; ces femmes dont plusieurs m'auraient
aimé si j'avais voulu trahir mon seul amour! ces hommes tous jaloux de moi à
cause d'elle; et l'autre, le Britannicus bien choisi, le pauvre soupirant
confus, qui tremblait devant moi et devant elle, mais qui devait me vaincre à ce
jeu terrible, où le dernier venu a tout l'avantage et toute la gloire.... Ah! le
débutant d'amour savait son métier... mais il n'avait rien à craindre, car je
suis trop juste pour faire un crime à quelqu'un d'aimer comme moi, et c'est en
quoi je m'éloigne du monstre idéal rêvé par le poète Racine: je ferais brûler
Rome sans hésiter, mais en sauvant Junie, je sauverais aussi mon frère
Britannicus.
Oui, mon frère, oui, pauvre enfant comme moi de l'art et de la fantaisie, tu
l'as conquise, tu l'as méritée en me la disputant seulement. Le ciel me garde
d'abuser de mon âge, de ma force et de cette humeur altière que la santé m'a
rendue, pour attaquer son choix ou son caprice à elle, la toute-puissante,
l'équitable, la divinité de mes rêves comme de ma vie!... Seulement j'avais
craint longtemps que mon malheur ne te profitât en rien, et que les beaux
galants de la ville ne nous enlevassent à tous ce qui n'est perdu que pour moi.
La lettre que je viens de recevoir de La Caverne me rassure pleinement sur ce
point. Elle me conseille de renoncer à "un art qui n'est pas fait pour moi et
dont je n'ai nul besoin..." Hélas! cette plaisanterie est amère, car jamais je
n'eus davantage besoin, sinon de l'art, du moins de ses produits brillants.
Voilà ce que vous n'avez pas compris. Vous croyez avoir assez fait en me
recommandant aux autorités de Soissons comme un personnage illustre que sa
famille ne pouvait abandonner, mais que la violence de son mal vous obligeait à
laisser en route. Votre La Rancune s'est présenté à la maison de ville et chez
mon hôte, avec des airs de grand d'Espagne de première classe forcé par un
contretemps de s'arrêter deux nuits dans un si triste endroit; vous autres,
forcés de partir précipitamment de P*** le lendemain de ma déconvenue, vous
n'aviez, je le conçois, nulle raison de vous faire passer ici pour d'infâmes
histrions: c'est bien assez de se laisser clouer ce masque au visage dans les
endroits où l'on ne peut faire autrement. Mais, moi, que vais-je dire, et
comment me dépêtrer de l'infernal réseau d'intrigues où les récits de La Rancune
viennent de m'engager? Le grand couplet du Menteur de Corneille lui a servi
assurément à composer son histoire, car la conception d'un faquin tel que lui ne
pouvait s'élever si haut. Imaginez... Mais que vais-je vous dire que vous ne
sachiez de reste et que vous n'ayez comploté ensemble pour me perdre? L'ingrate
qui est cause de mes malheurs n'y aura-t-elle pas mélangé tous les fils de satin
les plus inextricables que ses doigts d'Arachné auront pu tendre autour d'une
pauvre victime?... Le beau chef-d'oeuvre! Hé bien! je suis pris, je l'avoue; je
cède, je demande grâce. Vous pouvez me reprendre avec vous sans crainte, et, si
les rapides chaises de poste qui vous emportèrent sur la route de Flandre, il y
a près de trois mois, ont déjà fait place à l'humble charrette de nos premières
équipées, daignez me recevoir au moins en qualité de monstre, de phénomène, de
calot propre à faire amasser la foule, et je réponds de m'acquitter de ces
divers emplois de manière à contenter les amateurs les plus sévères des
provinces... Répondez-moi maintenant au bureau de poste, car je crains la
curiosité de mon hôte: j'enverrai prendre votre épître par un homme de la
maison, qui m'est dévoué...
L'illustre Brisacier
Que faire maintenant de ce héros abandonné de sa maîtresse et de ses compagnons?
N'est-ce en vérité qu'un comédien de hasard, justement puni de son irrévérence
envers le public, de sa sotte jalousie, de ses folles prétentions! Comment
arrivera-t-il à prouver qu'il est le propre fils du khan de Crimée, ainsi que
l'a proclamé l'astucieux récit de La Rancune? Comment de cet abaissement inouï
s'élancera-t-il aux plus hautes destinées?... Voilà des points qui ne vous
embarrasseraient nullement sans doute, mais qui m'ont jeté dans le plus étrange
désordre d'esprit. Une fois persuadé que j'écrivais ma propre histoire, je me
suis mis à traduire tous mes rêves, toutes mes émotions, je me suis attendri à
cet amour pour une étoile fugitive qui m'abandonnait seul dans la nuit de ma
destinée, j'ai pleuré, j'ai frémi des vaines apparitions de mon sommeil. Puis un
rayon divin a lui dans mon enfer; entouré de monstres contre lesquels je luttais
obscurément, j'ai saisi le fil d'Ariane et dès lors toutes mes visions sont
devenues célestes. Quelque jour j'écrirai l'histoire de cette "descente aux
enfers", et vous verrez qu'elle n'a pas été entièrement dépourvue de
raisonnement si elle a toujours manqué de raison.
Et puisque vous avez eu l'imprudence de citer un des sonnets composés dans cet
état de rêverie super-naturaliste, comme diraient les Allemands, il faut que
vous les entendiez tous. - Vous les trouverez à la fin du volume. Ils ne sont
guère plus obscurs que la métaphysique d'Hégel ou les Mémorables de Swedenborg,
et perdraient de leur charme à être expliqués, si la chose était possible,
concédez-moi du moins le mérite de l'expression; - la dernière folie qui me
restera probablement, ce sera de me croire poète: c'est à la critique de m'en
guérir.
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Gérard De Nerval (1808-1855) Les Filles Du Feu.
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