PLUME DE POÉSIES
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 Gérard De Nerval (1808-1855) Suite des Amours de Vienne I

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Gérard De Nerval (1808-1855) Suite des Amours de Vienne   I  Empty
MessageSujet: Gérard De Nerval (1808-1855) Suite des Amours de Vienne I    Gérard De Nerval (1808-1855) Suite des Amours de Vienne   I  Icon_minitimeDim 2 Sep - 23:44

Suite des Amours de Vienne



I

Deux âmes, hélas! se partageaient mon sein, et chacune d'elles veut se séparer
de l'autre: l'une, ardente d'amour, s'attache au monde par le moyen des organes
du corps; un mouvement surnaturel entraîne l'autre loin des ténèbres, vers les
hautes de demeures nos aïeux.
Faust
I

Vous l'avez tous connue, ô mes amis! la belle Pandora du théâtre de Vienne. Elle
vous a laissé sans doute, ainsi qu'à moi-même, de cruels et doux souvenirs!
C'était bien à elle, peut-être, - à elle en vérité, - que pouvait s'appliquer
l'indéchiffrable énigme gravée sur la pierre de Bologne: AELIA LAELIA. - Nec
vir, nec mulier, nec androgyna, etc. "Ni homme, ni femme, ni androgyne, ni
fille, ni jeune, ni vieille, ni chaste, ni folle, ni pudique, mais
tout cela ensemble..." Enfin, la Pandora, c'est tout dire, - car je ne veux pas
dire tout.
O Vienne, la bien gardée! rocher d'amour des paladins, - comme disait le vieux
Menzel, - tu ne possèdes pas la coupe bénie du Saint-Graal mystique, mais le
Stoik-im-Eisem des braves compagnons! Ta montagne d'aimant attire invinciblement
les pointes des épées, - et le Magyar jaloux, le Bohême intrépide, le Lombard
généreux mourraient pour te défendre aux pieds divins de Maria Hilf.
Je n'ai pu moi-même planter le clou symbolique dans le tronc chargé de fer
(Stock-im-Eisen) posé à l'entrée du Graben, à la porte d'un bijoutier, - mais
j'ai versé mes plus douces larmes et les plus pures effusions de mon coeur le
long des places et des rues, sur les bastions, dans les allées de l'Augarten et
sous les bosquets du Prater. J'ai attendri de mes chants d'amour les biches
timides et les faisans privés; j'ai promené mes rêveries sur les rampes
gazonnées de Schoenbrunn. J'adorais les pâles statues de ces jardins que
couronne la gloriette de Marie-Thérèse et les chimères du vieux Palais m'ont
ravi mon coeur pendant que j'admirais leurs yeux divins et que j'espérais
m'allaiter à leurs seins de marbre éclatant.
Pardonne-moi d'avoir surpris un regard de tes beaux yeux, auguste archiduchesse,
dont j'aimais tant l'image, peinte sur une enseigne de magasin. Tu me rappelais
l'autre... rêve de mes jeunes amours, pour qui j'ai si souvent franchi l'espace
qui séparait mon toit natal de la ville des Stuart! J'allais à pied traversant
plaines et bois, rêvant à la Diane valoise qui protège les Médicis, et quand au-
dessus des maisons du Pecq et du pavillon d'Henri IV, j'apercevais les tours de
briques cordonnées d'ardoises, alors je traversais la Seine qui languit et se
replie autour de ses îles, et je m'engageais dans les ruines solennelles du
vieux château de Saint-Germain. L'aspect ténébreux des hauts portiques, où plane
la souris chauve, où fuit le lézard, où bondit le chevreau qui broute les vertes
acanthes, me remplissait de joie et d'amour. Puis, quand j'avais gagné le
plateau de la montagne, fût-ce à travers le vent et l'orage, quel bonheur encore
d'apercevoir au-delà des maisons à la côte bleuâtre de Mareil, avec son église
où reposent les cendres du vieux seigneur de Monteynard.
Le souvenir de mes belles cousines, ces intrépides chasseresses que je promenais
autrefois dans les bois, - belles toutes deux comme les filles de Léda,
m'éblouit encore et m'enivre.
Pourtant je n'aimais qu'elle, alors!
Il faisait très froid à Vienne le jour de la Saint-Sylvestre, et je me plaisais
beaucoup dans le boudoir de la Pandora. Une lettre qu'elle faisait semblant
d'écrire n'avançait guère, et les délicieuses pattes de mouche de son écriture
s'entremêlaient follement avec je ne sais quels arpèges mystérieux qu'elle
tirait par instant des cordes de sa harpe, dont la crosse disparaissait sous les
enlacements d'une sirène dorée. Tout à coup elle se jeta à mon col et
m'embrassa, en disant. avec un fou rire:
- Tiens, c'est un petit prêtre! il est bien plus amusant que mon baron.
J'allai me rajuster à la glace, car mes cheveux châtains se trouvaient tout
défrisés, et je rougis d'humiliation en sentant que je n'étais aimé qu'à cause
d'un certain petit air ecclésiastique que me donnaient mon air timide et mon
habit noir.
- Pandora, lui dis-je, ne plaisantons pas avec l'amour ni avec la religion, car
c'est la même chose, en vérité.
- Mais j'adore les prêtres, dit-elle, laissez-moi mon illusion.
- Pandora, dis-je avec amertume, je ne remettrai plus cet habit noir, et quand
je reviendrai chez vous je porterai mon habit bleu à boutons dorés qui me donne
l'air cavalier.
- Je ne vous recevrai qu'en habit noir, dit-elle.
Et elle appela sa suivante:
- Roschen!... si monsieur que voilà se présente en habit bleu, vous le mettrez
dehors et vous le consignerez à la porte de l'hôtel. - J'en ai bien assez,
ajouta-t-elle avec colère, des attachés d'ambassade en bleu, avec leurs boutons
à couronnes, et des officiers de Sa Majesté impériale, et des magyars avec leurs
habits de velours et leurs toques à aigrettes. Ce petit-là me servira d'abbé.
Adieu, l'abbé, c'est convenu, vous viendrez me chercher demain en voiture et
nous irons en partie fine au Prater... mais vous serez en habit noir!
Chacun de ces mots m'entrait au coeur comme une épine. Un rendez-vous, un
rendez-vous positif pour le lendemain, premier jour de l'année, et en habit noir
encore. Et ce n'était pas tant l'habit noir qui me désespérait, mais ma bourse
était vide. - Quelle honte! vide, hélas! le propre jour de la Saint-
Sylvestre!... Poussé par un fol espoir, je me hâtai de courir à la poste pour
voir si mon oncle ne m'avait pas adressé une lettre chargée. O bonheur! on me
demande deux florins et l'on me remet une épître qui porte le timbre de la
France. Un rayon de soleil tombait d'aplomb sur cette lettre insidieuse. Les
lignes s'y suivaient impitoyablement sans le moindre croisement de mandat sur la
poste ou d'effets de commerce. Elle ne contenait de toute évidence que des
maximes de morales et des conseils d'économie.
Je la rendis en feignant prudemment une erreur de gilet, et je frappai avec une
surprise affectée des poches ni ne rendaient aucun son métallique; puis, je me
précipitai dans les rues populeuses qui entourent Saint-Etienne.
Heureusement j'avais à Vienne un ami. C'était un garçon aimable, un peu fou,
comme tous les Allemands, docteur en philosophie, et qui cultivait avec agrément
quelques dispositions vagues à l'emploi de ténor léger.
Je savais bien où le trouver, c'est-à-dire chez sa maîtresse, une nommée Rosa,
figurante au théâtre de Léopoldstadt. Il lui rendait visite tous les jours de
deux à cinq heures. Je traversai rapidement la Rothenthor, je montai le
faubourg, et dès le bas de l'escalier, je distinguai la voix de mon compagnon
qui chantait d'un ton langoureux:
"Einen Kuss von rosiger Lippe,
Und ich furchte nicht Sturm nicht Klippe!"
Le malheureux s'accompagnait d'une guitare, ce qui n'est pas encore ridicule à
Vienne, et se donnait des poses de ménestrel; je le pris à part en lui confiant
ma situation.
- Mais tu ne sais pas, me dit-il, que c'est aujourd'hui la Saint-Sylvestre...
- Oh! c'est juste, m'écriai-je en apercevant sur la cheminée de Rosa une
magnifique garniture de vases remplis de fleurs. Alors, je n'ai plus qu'à me
percer le coeur ou à m'en aller faire un tour vers l'île Lobau, là où se trouve
la plus forte branche du Danube...
- Attends encore, dit-il en me saisissant le bras.
Nous sortîmes. Il me dit:
- J'ai sauvé ceci des mains de Dalilah... Tiens, voilà deux écus d'Autriche;
ménage-les bien, et tâche de les garder intacts jusqu'à demain, car c'est le
grand jour.
Je traversai les glacis couverts de.neige et je rentrai à Léopoldstadt, où je
demeurais, chez des blanchisseuses. J'y trouvai une lettre qui me rappelait que
je devais participer à une brillante représentation où assisterait une partie de
la cour et de la diplomatie. Il s'agissait de jouer des charades. Je pris mon
rôle avec humeur, car je ne l'avais guère étudié. La Kathi vint me voir,
souriante et parée, bionda grassota, comme toujours, et me dit des choses
charmantes dans son patois mélangé de morave et de vénitien. Je ne sais trop
quelle fleur elle portait à son corsage, et je voulais l'obtenir de son amitié.
Elle me dit d'un ton que je ne lui avais pas connu encore:
"Jamais, pour moins de zehn Conventionsgulden! (de dix florins en monnaie de
convention)."
Je fis semblant de ne pas comprendre. Elle s'en alla furieuse, et me dit qu'elle
irait trouver son vieux baron, qui lui donnerait de plus riches étrennes.
Me voilà libre. Je descends le faubourg en étudiant mon rôle, que je tenais à la
main. Je rencontrai Wahby la Bohême qui m'adressa un regard languissant et plein
de reproches. Je sentis le besoin d'aller dîner à la Porte-Rouge, et je
m'inondai l'estomac d'un tokkai rouge à trois kreutzers le verre, dont j'arrosai
des côtelettes grillées, du wurschell et un entremets d'escargots.
Les boutiques, illuminées, regorgeaient de visiteuses, et mille fanfreluches,
bamboches et poupées de Nuremberg grimaçaient aux étalages, accompagnées d'un
concert enfantin de tambours de basque et de trompettes de fer blanc.
- Diable de conseiller intime de sucre candi! m'écriai-je en souvenir
d'Hoffmann, et je descendis rapidement les degrés usés de la taverne des
Chasseurs. On chantait la Revue Nocturne du poète Zedlitz. La grande ombre de
l'empereur planait sur l'assemblée joyeuse, et je fredonnais en moi-même: "O
Richard!..." Une fille charmante m'apporta un verre de baierisch-bier, et je
n'osai l'embrasser, parce que je songeais au rendez vous du lendemain.
Je ne pouvais tenir en place. J'échappai à la joie tumultueuse de la taverne et
j'allai prendre mon café au Graben. En traversant la place Saint-Etienne, je fus
reconnu par une bonne vieille décrotteuse qui me cria, selon son habitude: "S...
n... de D...!" seul mot français qu'elle eût retenu de l'invasion impériale.
Cela me fit songer à la représentation du soir, car autrement je serais allé
m'incruster dans quelque stalle du théâtre de la porte de Carinthie où j'avais
l'usage d'admirer beaucoup Mlle Lutzer. Je me fis cirer, car la neige avait fort
détérioré ma chaussure.
Une bonne tasse de café me remit en état de me présenter au palais, les rues
étaient pleines de Lombards, de Bohêmes et de Hongrois en costumes. Les
diamants, les rubis et les opales étincelaient sur leurs poitrines, et la
plupart se dirigeaient vers le Burg pour aller présenter leurs hommages à la
famille impériale. Je n'osai me mêler à cette foule éclatante, mais le souvenir
chéri de l'autre... me protégea encore contre les charmes de l'artificieuse
Pandora.
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