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 Claude-Joseph Dorat (1734-1780) PARTIE I LETTRE XXXIV

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MessageSujet: Claude-Joseph Dorat (1734-1780) PARTIE I LETTRE XXXIV   Claude-Joseph Dorat (1734-1780) PARTIE I LETTRE XXXIV Icon_minitimeJeu 29 Nov - 10:08

PARTIE I LETTRE XXXIV

du Marquis , au chevalier.
je n' entends plus rien ni aux hommes, ni aux
femmes. Tu es singlier, au moins, avec les
bonnes qualités de ton coeur, et les bizarreries
de ta conduite. Je me trouve dans un moment
de crise. Poursuivi par une meute aboyante de
créanciers, j' ai, pour appaiser le grand feu de
ces messieurs, besoin de trois cents louis ; tu
me les envoies de la meilleure grace du monde ;
je te sais gré de l' à-propos, je vais te chercher,
et ne te trouve point ; tu m' éludes dans les lieux
publics, et il semble que tu affectes d' échapper
à ma reconnoissance. T' explique qui voudra.
J' ai pourtant d' excellentes choses à te dire. Ma
vie est un tissu d' événemens qui se font valoir
les uns par les autres, et j' ai peine moi-même
à en suivre le fil, tant il se mêle de jour en jour.
Premiérement, je suis chassé de chez Madame
De Senanges. Cette femme est indéfinissable.
Elle te congédie, et me reçoit ; elle te rappelle,
et m' expulse. Il y a là-dedans un jeu croisé, une
coquetterie étourdissante, qui me piqueroit,
sans le prodigieux usage que j' ai de ces galantes
révolutions. S' acharner à une femme, c' est le
moyen d' en perdre vingt. Ta Madame De Senanges
étoit pourtant ce qu' il me falloit pour le moment.
Je cherchois une maîtresse à principes ;
j' en avois besoin pour achever ma célébrité ;
elle ne veut se prêter à rien, ma gloire ne la
touche pas ; que veux-tu que j' y fasse ? J' en suis
tout consolé ; et tu conviendras que j' ai de quoi
l' être. On m' a mené chez Madame D' Ercy, où
j' ai déjà fait des progrès incroyables. Voilà ce
qui s' appelle une femme ! Affaires, intrigues
amoureuses, ruptures, perfidies, elle concilie
tout, fait tout aller. Elle culbuteroit un royaume
en cas de besoin. Je l' aime avec une tendresse
peu commune ; et tout ce que je crains en la prenant,
c' est qu' il ne soit difficile de la quitter.
Elle a je ne sais quoi qui retient, et je passe
fort bien une heure avec elle, sans trop souhaiter
d' être ailleurs. Je ne conçois pas que tu l' aies
abandonnée avec autant de courage et de sang-froid.
C' est un coup de maître que je t' envie, et
je me sens toute la chaleur de l' émulation.
Elle a vraiment du crédit. Elle promet à tout
le monde, ne tient parole à personne, raisonne
politique, dieu sait !
Un de ces matins, elle m' avoit donné rendez-vous
chez elle de très-bonne-heure. J' arrive,
on me dit qu' il n' est pas jour : je parle à ses
femmes ; on m' introduit, et, préliminairement,
on me fait passer dans la salle d' audience . Je ne
pus m' empêcher de rire en la traversant. Elle
étoit pleine de gens de toute espece. L' un tenoit
un placet, l' autre un mémoire ; on me montra
le curé de la paroisse, et à côté du prélat,
un histrion de province, qui sollicite un ordre
de début dans les rôles de Crispin. à travers
cette foule béante qui attendoit, avec une impatience
respectueuse, le réveil de la marquise,
je pénetre jusqu' au sanctuaire où elle repose.
Je ne connois point de chambre à coucher plus
voluptueuse, d' alcove plus séduisante ; les glaces
y sont placées avec toute l' intelligence d' une
femme qui aime à savoir ce qu' elle fait. Tandis
que j' admirois le temple, on en réveille la
déesse. Son premier mot est pour gronder. Elle
souleve ses longues paupieres, ouvre les yeux,
les referme, les ouvre encore, m' apperçoit,
veut me quereller, éclate de rire, et s' appaise.
Sa coëffure de nuit étoit un peu dérangée et n' en
étoit que mieux ; son teint me parut animé de
ce vif incarnat que développent le calme et la
fraîcheur du sommeil ; les rubans de son corset
flottoient négligemment, et laissoient mes regards
errer sur toutes les graces d' un désordre
médité. Je t' avouerai que, sans ces femmes...
mais il fallut être décent en dépit de moi, et
que sais-je ? Peut-être en dépit d' elle.
Après quelques entreprises peu suivies de ma
part, et quelques minauderies de la sienne, on
fit entrer le singe et les deux secretaires. Chacun
se mit à son poste. Le singe sauta sur le lit, y fit
cent gambades, cent impertinences, et pensa
me dévisager, parce qu' il est jaloux. Les secretaires
se placerent aux deux côtés du lit : elle
leur dictoit tour-à-tour, à l' un, le vaudeville
courant et quelques vers libertins faits par un
abbé ; à l' autre, des instructions et des notes
pour le prochain voyage de la cour ; moi, j' y
ajoutois de tems en tems quelques apostilles.
Les secretaires rioient sous cappe, le singe grinçoit
des dents, les femmes de la marquise bâilloient,
et tout contribuoit à la perfection du tableau.
Enfin Madame D' Ercy se leve. Par des mouvemens
étudiés, elle me laisse voir une foule de
charmes qu' elle me supplie de ne pas regarder ;
et voilà mon joli ministre à sa toilette, en peignoir
élégamment rattaché avec des noeuds couleur
de rose. On fait entrer alors les pauvres aspirans
de l' anti-chambre. Elle dit un mot, jette
un coup-d' oeil, caresse le crispin, ne prend pas
garde au curé, reçoit étourdiment ce qu' on lui
présente, m' ordonne de tirer tous les cordons
de ses sonnettes, demande ses chevaux, renvoie
son monde, s' habille, me congédie, et part
pour V où, s' il faut l' en croire, on ne finit
rien sans elle.
Cette description, chevalier, ne te donne-t-elle
pas des remords effroyables ? Madame
D' Ercy est unique. Elle m' a déjà procuré des
renseignemens merveilleux, et conseillé je ne
sais combien de petites noirceurs, qui réellement
sont d' un très-grand prix, par le mouvement
qu' elles vont donner à la société... elle
possede, au suprême degré, l' érudition des cercles,
manie avec une dextérité rare le stilet du
ridicule, et nous sommes de force pour bouleverser
Paris à nous deux, quand la fantaisie
nous en prendra.
Ce qui me déplaît en elle, c' est son obstination,
que rien ne peut vaincre. Par exemple,
elle veut absolument que j' aie eu Madame De
Senanges. J' ai beau l' assurer que cela n' est pas,
que j' en serois sûrement instruit ; elle prétend
que cela est, que cela doit être, que le contraire
est fabuleux, et qu' il faut en tout observer les
vraisemblances : elle me met dans une fureur !
Si j' avois été bien avec Madame De Senanges,
tu sens à merveille, que je ne serois pas assez
enfant pour le taire ; je n' aurois pas manqué
sur-tout de t' en faire part ; ce sont de ces
procédés qu' on se doit entre amis ; mais d' honneur,
j' ai échoué, et je l' avoue avec une sorte de
confusion. à dieu ne plaise, que je calomnie jamais
ce sexe infortuné, qui n' a de vengeance
que ses pleurs, et auquel sa foiblesse physique
et morale ne laisse pour toute arme, que la probité
des attaquans, ou la sensibilité des vainqueurs !
Au reste, tous ces bruits n' auront qu' un tems,
et Madame De Senanges ne sera point perdue
pour m' avoir sur son compte. Tout ce que j' y
vois de fâcheux pour elle, c' est qu' elle en aura
l' étalage, sans en tirer le profit : aussi tu
conviendras qu' elle est mal conduite. On lui suppose
une tête vive, c' est le grelot qui attire ; on
croit que la folie n' est pas loin, on court, on
arrive, et l' on est pris pour dupe.
Adieu, chevalier : quand te verrai-je ? Ne
sois point inquiet de ton argent : tu es un ami
bien essentiel, et je n' ai garde de l' oublier. Ce
souvenir me sera utile dans plus d' une occasion.


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