L'Oeil crevé
Fronts échevelés dans la brise,
O fantômes des cieux mouvants,
Qui flottez dans l'ombre indécise
Entre les morts et les vivants!
Vous dont l'aile semble si lasse,
Parlez, spectres mystérieux.
Dites-moi vos noms à voix basse.
Oh! ne détournez pas les yeux!
Vous d'abord, ô couple martyre
Qui gémissez en mots plus doux
Que la caresse d'une lyre,
Ici-bas, dites, qu'étiez-vous?
Bon passant, nous étions les Drames
Sur lesquels se lamente, hélas!
La muse, que nous adorâmes:
Marion Delorme et Ruy Blas!
Toi, qu'es-tu, Victoire ou Génie,
Guerrière au casque dénoué,
Qui portes dans ta main bénie
Un drapeau, de balles troué?
Dis! Je suis la Chanson épique
Dont le souffle sur l'escadron
Fait au loin frissonner la pique
Et mugir le sombre clairon!
Je suis l'Ode aux voix enflammées
Qui sur l'Europe, en un seul jour,
Faisait bondir quatorze armées
Ivres d'espérance et d'amour!
Et toi, qu'es-tu, dis? Je suis Celle
Que l'on nomme à présent tout bas;
Celle dont l'oeil fauve étincelle
Dans la paix et dans les combats;
Celle qui, dans les jours prospères
Où s'alluma le grand flambeau,
Était l'amante de vos pères,
Lorsque le géant Mirabeau
Terrassait, en pleine assemblée,
Une antique rébellion,
Et secouait dans la mêlée
Sa chevelure de lion!
O figures habituées
A ce vertigineux essor,
Envolez-vous dans les nuées!
Ce n'est pas votre jour encor.
Vous voulez parler à des hommes
Faits de devoir et de pitié,
Et nous, spectres divins, nous sommes
Presque aveugles, sourds à moitié.
Nous sommes, fronts coiffés en touffe,
Cols serrés dans un court feston,
Les gens de la musique bouffe,
Des cocottes et du veston.
Le mot d'Hervé, c'est notre histoire!
Car, s'il faut que nos passions
Se rallument dans l'ombre noire
Et que nous vous reconnaissions,
Vous qui fûtes notre délire,
Notre trésor et notre orgueil,
Attendez que l'on nous retire
La flèche qui nous sort de l'oeil!