PLUME DE POÉSIES
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 Sidonie-Gabrielle Colette.(1873-1954) Ma soeur Aux Longs Cheveux.

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Inaya
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MessageSujet: Sidonie-Gabrielle Colette.(1873-1954) Ma soeur Aux Longs Cheveux.   Sidonie-Gabrielle Colette.(1873-1954) Ma soeur Aux Longs Cheveux. Icon_minitimeSam 23 Juin - 15:15

Ma soeur Aux Longs Cheveux.

J’avais douze ans, le langage et les manières d’un garçon intelligent, un peu
bourru, mais la dégaine n’était point garçonnière, à cause d’un corps déjà
façonné fémininement, et surtout de deux longues tresses, sifflantes comme des
fouets autour de moi. Elles me servaient de cordes à passer dans l’anse du
panier à goûter, de pinceaux à tremper dans l’encre ou la couleur, de lanières à
corriger le chien, de ruban à faire jouer le chat. Ma mère gémissait de me voir
massacrer ces étrivières d’or châtain, qui me valaient, chaque matin, de me
lever une demi-heure plus tôt que mes camarades d’école. Les noirs matins
d’hiver, à sept heures, je me rendormais assise, devant le feu de bois, sous la
lumière de la lampe, pendant que ma mère brossait et peignait ma tête ballante.
C’est par ces matins-là que m’est venue, tenace, l’aversion des longs cheveux. .
. On trouvait de longs cheveux pris aux basses branches des arbres dans le
jardin, de longs cheveux accrochés au portique où pendaient le trapèze et la
balançoire. Un poussin de la basse-cour passa pour estropié de naissance,
jusqu’à ce que nous eussions découvert qu’un long cheveu, recouvert de chair
bourgeonnante, ligotait étroitement l’une de ses pattes et l’atrophiait. . .

Cheveux longs, barbare parure, toison où se réfugie l’odeur de la bête, vous
qu’on choie en secret et pour le secret, vous qu’on montre tordus et roulés,
mais que l’on cache épars, qui se baignent à votre flot, déployés jusqu’aux
reins? Une femme surprise à sa coiffure fuit comme si elle était nue. L’amour et
l’alcôve ne vous voient guère plus que le passant. Libres, vous peuplez le lit
de rets dont s’accommode mal l’épiderme irritable, d’herbes où se débat la main
errante. Il y a bien un instant, le soir, quand les épingles tombent et que le
vissage brille, sauvage, entre des ondes mêlées -il y a un autre instant pareil,
le matin. . . Et à cause de ces deux instants-là, ce que je viens d’écrire
contre vous, longs cheveux, ne signifie plus rien.

Nattée à l’alsacienne, deux petits rubans voletant au bout de mes deux tresses,
la raie au milieu de la tête, bien enlaidie avec mes tempes découvertes et mes
oreilles trop loin du nez, je montais parfois chez ma soeur aux longs cheveux. À
midi, elle lisait déjà, le grand déjeuner finissant à onze heures. Le matin,
couchée, elle lisait encore. Elle détournait à peine, au bruit de la porte, ses
yeux noirs mongols, distraits, voilés de roman tendre ou de sanglante aventure.
Une bougie consumée témoignait de sa longue veille. Le papier de la chambre,
gris de perle à bleuets, portait les traces, près du lit, des allumettes qu’y
frottait la nuit, avec une brutalité insouciante, ma soeur aux longs cheveux. Sa
chemise de nuit chaste, manches longues et petit col rabattu, ne laissait voir
qu’une tête singulière, d’une laideur attrayante, à pommettes hautes, à bouche
sarcastique de jolie Kalmoucke. Les épais sourcils mobiles remuaient comme deux
chenilles soyeuses, et le front réduit, la nuque, les oreilles, tout ce qui
était chair blanche, un peu anémique, semblait condamné d’avance à
l’envahissement des cheveux.

Ils étaient si anormaux en longueur, en force et en nombre, les cheveux de
Juliette, que je ne les ai jamais vus inspirer, comme ils le méritaient
pourtant, l’admiration ni la jalousie. Ma mère parlait d’eux comme d’un mal
inguérissable. « Ah! mon Dieu, il faut que j’aille peigner Juliette »,
soupirait-elle. Les jours de congé, à dix heures, je voyais ma mère descendre,
fatiguée, du premier étage, jeter là l’attirail des peignes et des brosses: « Je
n’en peux plus. . . J’ai mal à ma jambe gauche. . . Je viens de peigner
Juliette. »

Noirs, mêlés de fils roux, mollement ondés, les cheveux de Juliette, défaits, la
couvraient exactement tout entière. Un rideau noir, à mesure que ma mère
défaisait les tresses, cachait le dos; les épaules, le visage et la jupe
disparaissaient à leur tour, et l’on n’avait plus sous les yeux qu’une étrange
tente conique, faite d’une soie sombre à grandes ondes parallèles, fendue un
moment sur un visage asiatique, remuée par deux petites mains qui maniaient à
tâtons l’étoffe de la tente.

L’abri se repliait en quatre tresses, quatre câbles aussi épais qu’un poignet
robuste, brillants comme des couleuvres d’eau. Deux naissaient à la hauteur des
tempes, deux autres au-dessus de la nuque, de part et d’autre d’un sillon de
peau bleutée. Une sorte de diadème ridicule couronnait ensuite le jeune front,
un autre gâteau de tresses chargeait plus bas la nuque humiliée. Les portraits
jaunis de Juliette en font foi: il n’y eut jamais de jeune fille plus mal
coiffée.

-La petite malheureuse! disait Mme Pomié en joignant les mains.

-Tu ne peux donc pas mettre ton chapeau droit? demandait à Juliette Mme Donnot,
en sortant de la messe. C’est vrai qu’avec tes cheveux. . . Ah! on peut dire que
ce n’est pas une vie, des cheveux comme les tiens. . .

Le jeudi matin, vers dix heures, il n’était donc pas rare que je trouvasse,
encore couchée et lisant, ma soeur aux longs cheveux. Toujours pâle, absorbée,
elle lisait avec un air dur, à côté d’une tasse de chocolat refroidi. À mon
entrée, elle ne détournait guère plus la tête qu’aux appels: « Juliette, lève-
toi! » montant du rez-de-chaussée. Elle lisait, enroulant machinalement à son
poignet l’un de ses serpents de cheveux, et laissait parfois errer vers moi,
sans me voir, le regard des monomanes, ce regard qui n’a ni âge ni sexe, chargé
d’une défiance obscure et d’une ironie que nous ne pénétrons pas.

Je goûtais dans cette chambre de jeune fille un ennui distingué dont j’étais
fière. Le secrétaire en bois de rose regorgeait de merveilles inaccessibles; ma
soeur aux longs cheveux ne badinait pas avec la boîte de pastels, l’étui à
compas et certaine demi-lune en corne blanche transparente, gravée de
centimètres et de millimètres, dont le souvenir mouille parfois mon palais comme
un citron coupé. Le papier à décalquer les broderies, gras, d’un bleu nocturne,
le poinçon à percer les « roues » dans la broderie anglaise, les navettes à
frivolité, les navettes d’ivoire, d’un blanc d’amande, et les bobines de soie
couleur de paon, et l’oiseau chinois, peint sur riz, que ma soeur copiait au «
passé » sur un panneau de velours. . . Et les tablettes de bal à feuillets de
nacre, attachées à l’inutile éventail d’une jeune fille qui ne va jamais au bal.
. .

Ma convoitise domptée, je m’ennuyais. Pourtant, par la fenêtre, je plongeais
dans le jardin d’En-Face, où notre chatte Zoé rossait quelque matou. Pourtant
chez Mme Saint-Alban, dans le jardin contigu, la rare clématite -celle qui
montrait sous la pulpe blanche de sa fleur, comme un sang faible courant sous
une peau fine, des veinules mauves -ouvrait une cascade lumineuse d’étoiles à
six pointes. . .

Pourtant, à gauche, au coin de l’étroite rue des Soeurs, Tatave, le fou qu l’on
disait inoffensif, poussait une clameur horrible sans qu’un trait de sa figure
bougeât. . . N’importe, je m’ennuyais.

-Qu’est-ce que tu lis, Juliette?. . . Dis, Juliette, qu’est-ce que tu lis?. . .
Juliette!. . .

La réponse tardait, tardait à venir, comme si des lieues d’espace et de silence
nous eussent séparées.

-Fromont jeune et Risler aîné.

Ou bien:

-La Chartreuse de Parme.

La Chartreuse de Parme, le Vicomte de Bragelonne, Monsieur de Camors, le Vicaire
de Wakefield, la Chronique de Charles IX, la Terre, Lorenzaccio, les Monstres
parisiens, Grande Maguet, les Misérables. . . Des vers aussi, moins souvent. Des
feuilletons du Temps, coupés et cousus; la collection de la Revue des Deux
Mondes, celle de la Revue Bleue, celle du Journal des Dames et des Demoiselles,
Voltaire et Ponson du Terrail. . . Des romans bourraient les coussins, enflaient
la corbeille à ouvrage, fondaient au jardin, oubliés sous la pluie. Ma soeur aux
longs cheveux ne parlait plus, mangeait à peine, nous rencontrait avec surprise
dans la maison, s’éveillait en sursaut si l’on sonnait. . .

Ma mère se fâcha, veilla la nuit pour éteindre la lampe et confisquer les
bougies: ma soeur aux longs cheveux, enrhumée, réclama dans sa chambre une
veilleuse pour la tisane chaude, et lut à la flamme de la veilleuse. Après la
veilleuse, il y eut les boîtes d’allumettes et le clair de lune. Après le clair
de lune. . . Après le clair de lune, ma soeur aux longs cheveux, épuisée de
romanesque insomnie, eut la fièvre, et la fièvre ne céda ni aux compresses, ni à
l’eau purgative.

-C’est une typhoïde, dit un matin le docteur Pomié.

-Une typhoïde? oh! voyons, docteur. . . Pourquoi? Ce n’est pas votre dernier
mot?

Ma mère s’étonnait, vaguement scandalisée, pas encore inquiète. Je me souviens
qu’elle se tenait sur le perron, agitant gaiement, comme un mouchoir,
l’ordonnance du docteur Pomié.

-Au revoir, docteur!. . . À bientôt!. . . Oui, oui, c’est ça, revenez demain!

Son embonpoint agile occupait tout le perron, et elle grondait le chien qui ne
voulait pas rentrer. L’ordonnance aux doigts, elle alla, avec une moue de doute,
retrouver ma soeur, que nous avions laissée endormie et murmurante dans la
fièvre. Juliette ne dormait plus; les yeux mongols, les quatre tresses
luisaient, noirs, sur le lit blanc.

-Tu ne te lèveras pas aujourd’hui, ma chérie, dit ma mère. Le docteur Pomié a
bien recommandé. . . Veux-tu boire de la citronnade fraîche? Veux-tu que je
refasse un peu ton lit?

Ma soeur aux longs cheveux ne répondit pas tout de suite. Pourtant, ses yeux
obliques nous couvraient d’un regard actif, où errait un sourire nouveau, un
sourire apprêté pour plaire. Au bout d’un court moment:

-C’est vous, Catulle? demanda-t-elle d’une voix légère.

Ma mère tressaillit, avança d’un pas.

-Catulle? Qui, Catulle?

-Mais Catulle Mendès, répliqua la voix légère. C’est vous? Vous voyez, je suis
venue. J’ai mis vos cheveux blonds dans le médaillon ovale. Octave Feuillet est
venu ce matin, mais quelle différence!. . . Rien que d’après sa photographie,
j’avais jugé. . . J’ai horreur des favoris. D’ailleurs, je n’aime que les
blonds. Est-ce que je vous ai dit que j’avais mis un peu de pastel rouge sur
votre photographie, à l’endroit de la bouche? C’est à cause de vos vers. . . Ce
doit être ce petit point rouge qui me fait mal dans la tête, depuis. . . Non,
nous ne rencontrerons personne. . . Je ne connais d’ailleurs personne dans ce
pays. C’est à cause de ce petit point rouge. . . et du baiser. . . Catulle. . .
Je ne connais personne ici. Devant tous, je le déclare bien haut, c’est vous
seul, Catulle. . .

Ma soeur cessa de parler, se plaignit d’une manière aigre et intolérante, se
tourna vers le mur et continua de se plaindre beaucoup plus bas, comme de très
loin. Une de ses tresses barrait son visage, brillante, ronde, gorgée de vie. Ma
mère, immobile, avait penché la tête pour mieux entendre et regardait, avec une
sorte d’horreur, cette étrangère qui n’appelait à elle, dans son délire, que des
inconnus. Puis elle regarda autour d’elle, m’aperçut, m’ordonna précipitamment:

-Va t’en en bas. . .

Et, comme saisie de honte, elle cacha son visage dans ses deux mains.







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Sidonie-Gabrielle Colette.(1873-1954) Ma soeur Aux Longs Cheveux.
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