Livre Premier.
Chapitre premier. De l'origine des langues.
Si la Nature (dont quelque personnage de grande renommée non sans raison a
douté, si on la devait appeler mère ou marâtre) eût donné aux hommes un commun
vouloir et consentement, outre les innumérables commodités qui en fussent
procédées, l'inconstance humaine n'eût eu besoin de se forger tant de manières
de parler. Laquelle diversité et confusion se peut à bon droit appeler la tour
de Babel. Donc les langues ne sont nées d'elles-mêmes en façon d'herbes, racines
et arbres, les unes infirmes et débiles en leurs espèces, les autres saines et
robustes, et plus aptes à porter le faix des conceptions humaines; mais toute
leur vertu est née au monde du vouloir et arbitre des mortels. Cela (ce me
semble) est une grande raison pourquoi on ne doit ainsi louer une langue et
blâmer l'autre; vu qu'elles viennent toutes d'une même source et origine, c'est
la fantaisie des hommes, et ont été formées d'un même jugement, à une même fin;
c'est pour signifier entre nous les conceptions et intelligences de l'esprit. Il
est vrai que, par succession de temps, les unes, pour avoir été plus
curieusement réglées, sont devenues plus riches que les autres ; mais cela ne se
doit attribuer à la félicité desdites langues, mais au seul artifice et
industrie des hommes. Ainsi donc toutes les choses que la nature a créées, tous
les arts et sciences, en toutes les quatre parties du monde, sont chacune
endroit soi une même chose ; mais, pour ce que les hommes sont de divers
vouloir, ils en parlent et écrivent diversement. A ce propos je ne puis assez
blâmer la sotte arrogance et témérité d'aucuns de notre nation, qui, n'étant
rien moins que Grecs ou Latins, déprisent et rejettent d'un sourcil plus que
stoïque toutes choses écrites en français, et ne me puis assez émerveiller de
l'étrange opinion d'aucuns savants, qui pensent que notre vulgaire soit
incapable de toutes bonnes lettres et érudition, comme si une invention, pour le
langage seulement, devait être jugée bonne ou mauvaise. A ceux-là je n'ai
entrepris de satisfaire. A ceux-ci je veux bien, s'il m'est possible, faire
changer d'opinion par quelques raisons que brièvement j'espère déduire, non que
je me sente plus clairvoyant en cela, ou autres choses qu'ils ne sont, mais pour
ce que l'affection qu'ils portent aux langues étrangères ne permet qu'ils
veuillent faire sain et entier jugement de leur vulgaire.