PLUME DE POÉSIES
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 Alice De Chambrier (1861-1882) III

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MessageSujet: Alice De Chambrier (1861-1882) III   Alice De Chambrier (1861-1882) III Icon_minitimeLun 7 Mai - 13:12

III

Au risque d’allonger beaucoup cette notice, je ferai ici une large part aux
citations; il m’a paru en effet que le lecteur lirait avec plaisir les
fragments les plus remarquables de divers poèmes qui ne pouvaient être imprimés
tout entiers dans la forme où l’auteur les a laissés.

Dès les premières poésies d’Alice de Chambrier, on sent, à travers beaucoup
d’imperfections, ce que j’appellerais la griffe, si cette image convenait à une
jeune fille. Parmi ces essais d’une enfant de seize ans, on ne rencontre pas
sans surprise des vers comme ceux-ci, dont l’ampleur semble appartenir à un
talent déjà mûr:


Ce monde qui gravite, imperceptible atome,
Dans cet océan bleu qu’on nomme l’infini...


ou bien cette belle invocation à la mer:


Pourquoi te plaindre, ô mer, quand la terre est si belle?
Oh! dis-moi le motif de ta plainte éternelle,
Le mystère attirant que recèle ton eau!


Atlantide serait un poème déjà presque achevé, si une inexpérience évidente
n’apparaissait dans quelques vers qu’elle n’a jamais eu l’occasion de retoucher.
En quatre strophes, elle décrit le continent englouti, la ville submergée; puis
elle fait un retour sur ce que furent ce pays et cette ville:


Le grand océan bleu venait mouiller ses plages,
On voyait se dresser la ville aux grandes tours,
Avec ses hauts palais pleins d’étranges contours;
Et le peuple joyeux dans la cité splendide
Disait: Vis à toujours, éternelle Atlantide!

Un soir d’été, le sol trembla:

........ Quand vint le jour naissant,
Tout avait disparu: rien que la mer immense:
À l’horizon, partout, un horrible silence;
Sur les vagues, encor quelques tristes débris...
Et, comme un point perdu dans le vaste ciel gris,
Fuyait un aigle noir, et son aile rapide
Effleurait les grands flots où dormait Atlantide.


Les sujets qu’elle aborde montrent un esprit que rien n’effraie, une imagination
qui prétend tout embrasser. Elle écrira, par exemple, les Adieux de Socrate à
Platon, dont je cite les dernières strophes pour indiquer la note du morceau:


Adieu, j’entends la mort qui s’approche et m’appelle;
Mon âme est sur le seuil de l’immortalité;
Encor quelques instants, et, déployant son aile,
Elle découvrira ce qu’est l’éternité.

Elle découvrira ce qu’elle est elle-même,
Et faisant à la terre un solennel adieu,
Humble et purifiée à cette heure suprême,
Entre elle et le néant, elle trouvera Dieu.


Cette préoccupation de l’au-delà, qu’elle attribue au sage mourant, ce fut la
sienne, à elle, le grand objet de sa rêverie et de ses méditations. Que de fois
j’en retrouve la trace en feuilletant ses manuscrits, et comme il lui tardait de
connaître ce qu’elle appelle


Les mystères du grand ciel bleu!


Elle était gaie pourtant, d’une gaîté égale et inaltérable; elle jouissait
vraiment et complètement de la vie; mais dans ses vers la pensée de la mort
revient avec une sorte d’insistance; elle l’exprime sans mélancolie, sans
faiblesse, sans frayeur:


Mais si d’après nos lois il faut qu’elle succombe,
Elle ne dira pas qu’elle se sent faiblir,
Et, radieuse, un jour descendra dans la tombe,
Sans que nos yeux aient vu son visage pâlir.


Dans une ode étrange à la lune, elle s’écrie:


Ô lune, as-tu pu lire, en cette voûte immense,
Ce que la main de Dieu trace dans le silence?
Ah! peut-être, qui sait? encore quelques jours,
Tu luiras sur ma tombe en un vieux cimetière

Et tes rayons d’argent danseront sur la pierre
Où je dors pour toujours.


Et comme pour consoler à l’avance ceux qui la pleureront, elle écrit ce vers si
touchant et si simple:


Je pense que les morts vivent tout près de nous.


N’y a-t-il pas un pressentiment analogue dans les vers qu’elle écrivait le 27
septembre 1881, la veille de son anniversaire de vingt ans? Je cite quelques
stances de cette poésie tout intime:


J’aurai vingt ans demain! Faut-il pleurer ou rire,
Saluer l’avenir, regretter le passé,
Et tourner le feuillet du livre qu’il faut lire,
Qu’il intéresse ou non, qu’on l’aime ou soit lassé?

Vingt ans, ce sont les fleurs toutes fraîches écloses,
Les lilas parfumés dans les feuillages verts,
Les marguerites d’or et les boutons de roses
Que le printemps qui fuit laisse tout entr’ouverts...

Mais c’est aussi parfois l’instant plein de tristesses
Où l’homme, regrettant les jours évanouis,
Au seuil de l’inconnu tout rempli de promesses,
Sent des larmes au fond de ses yeux éblouis!...

Pareil au jeune oiseau qui doute de son aile
Et n’ose s’élancer hors du nid suspendu,
Il hésite devant cette route nouvelle
Qui s’ouvre devant lui pleine d’inattendu.

L’oeil a beau ne rien voir de triste sur la route;
Malgré le gai soleil, les oiseaux et les fleurs,
Le coeur parfois frissonne et dans le calme écoute
Une lointaine voix qui parle de malheur.


Je citerai enfin quelques strophes où l’on retrouve cette même évocation
tranquille d’une pensée d’ordinaire pleine d’épouvante; elles sont tirées d’un
morceau intitulé le Chant du Cygne, où, par une curieuse rencontre, notre poète
soutient que les poètes ont le pressentiment de leur mort; quelques-uns même,
dit-elle, l’ont annoncée dans un chant suprême:


Il faut que l’ange triste eût du bout de son aile
Déjà mis sur leur front ses présages vainqueurs,
Que le premier signal de sa voix solennelle
Fût déjà parvenu jusqu’au fond de leurs coeurs;

Qu’ils eussent pressenti la tombe inévitable
Ouvrant son antre noir pour le clore sur eux,
Sans pouvoir retenir en son sein redoutable
L’âme, faite pour l’air et les espaces bleus.

Il faut que leurs regards, à ce moment austère,
Eussent connu déjà l’avenir éternel,
Que leur âme déjà fût bien loin de la terre,
Égarée au milieu des inconnus du ciel.

Mais bien d’autres, hélas! ont disparu dans l’ombre,
Enfermant avec eux dans leur tombeau glacé
Leurs espoirs, leurs désirs, leur passé clair ou sombre,
Tout ce qu’ils ont souffert, tout ce qu’ils ont pensé.

De ces âmes la terre était peut-être indigne,
Et leur luth trop suave et trop harmonieux,
Ne pouvant ici-bas dire son chant du cygne,
Est allé quelque jour le chanter dans les cieux.

Mystère impénétrable à la douleur profonde!
L’être créé ne touche à la perfection
Qu’à l’heure sainte et grande où les choses du monde
Devant celles du ciel éteignent leur rayon.

C’est alors seulement qu’il peut ouvrir son âme
En torrents d’harmonie et de divins accents,
Et la répandre, ainsi qu’une céleste flamme,
Sur un autel où brûle un précieux encens.


Tel autre poème est une longue méditation sur la métempsycose, un de ces sujets
mystérieux dont les vertigineux escarpements l’attiraient. Je cite les strophes
finales, paraphrase sans doute inconsciente d’un vers célèbre de Lamartine:


Et venus de si haut faire un pèlerinage,
Tout enivrés encor de souvenirs plus doux,
Nous avons souvent peine à finir le voyage
Et ne le terminons maintes fois qu’à genoux;

Heureux si nous pouvons d’une telle origine
Conserver jusqu’au bout le sceau pur, immortel;
Si jusqu’au dernier jour l’espérance illumine
Notre âme qui retourne au ciel.

Et les monts, les grands lacs, ce qui nous environne,
Toute cette nature avec son dôme bleu,
Les divines splendeurs dont elle se couronne,
Nous avons tout connu lorsque nous étions Dieu.


Pour le dire en passant, ce poème des Métempsycoses renferme une des strophes
les mieux venues de notre poète: elle se demande si elle n’aurait pas vécu déjà
une première fois sur les bords de notre lac, aux lieux où les Helvètes
dressaient leurs huttes il y a quelques mille ans. Cette idée étrange, elle la
rend en des vers larges et sonores, qu’elle aimait à se répéter souvent à elle-
même, comme une mélodie préférée:


Peut-être que debout sur le seuil de nos tentes,
La plaine devant nous, l’infini sur nos fronts,
Nous écoutions rêveurs les notes éclatantes
Des cymbales et des clairons.


D’autres fois elle aborde la philosophie de l’histoire, comme dans le poème
intitulé Évolutions, qui offre, en quelques strophes, un aperçu rapide du
mouvement de la civilisation.

Quelques autres pièces trahissent l’influence de la Légende des siècles, ainsi
le poème en six chants intitulé la Nuit du Désert, rêverie fantastique qu’on me
permettra de raconter en cueillant au passage les meilleurs vers.

L’auteur suppose que quatre grands personnages historiques, réveillés du sommeil
de la tombe, sont transportés une nuit en Égypte, au pied des Pyramides. Ils
franchissent les espaces:


Le laboureur lassé des fatigues du jour
Croit entendre passer d’un vol pesant et lourd
Quelque oiseau gigantesque à la grande envergure,
Et de son bras tremblant il voile sa figure.


Les quatre spectres arrivent au rendez-vous:


Le premier se drapait de l’ample laticlave
Qu’avait filé pour lui l’épouse avec l’esclave...


C’est Jules César; le second est


Petit, fort, bestial, et le teint basané;
Sauvage, il avançait sous le ciel étonné,
Lançant parfois dans l’air quelque horrible blasphème.
Lorsqu’il avait passé périssait l’herbe même...
Et la plaine, tremblant de le voir en ce lieu,
Cria: c’est Attila, c’est le fléau de Dieu!
Le troisième portait la pourpre impériale...


C’était Charles-Quint. Quant au quatrième,


Il marche lentement et sa vaste pensée
Lui présente une tombe en un îlot dressée;
Puis remontant plus haut, c’est un bruit de combats
Où les clairons joyeux sonnent le branle-bas...
... Et la plaine révèle en frémissant son nom,
Criant jusques aux cieux: Salut, Napoléon!
Ils avancent tous quatre et sans bruit dans la plaine;
Un chaud zéphir d’été glisse sa tiède haleine
Sur leurs corps décharnés au souffle de la mort
Et du froid du tombeau tout frissonnants encor...


Soudain, un cinquième personnage -un inconnu -paraît. Il est mal reçu par les
quatre grands hommes. Farouche, Attila l’interpelle:


« Pauvre insensé, va-t’en! »
D’un étrange sourire
L’étranger souriait: « Si l’on venait vous dire
Que j’ai fait plus que vous tous ensemble, Attila,
Quelle réponse, ô roi, feriez-vous à cela? »
« Quoi! ta tombe, étranger, est-elle si profonde,
Qu’elle n’ait rien perçu des rumeurs de ce monde?
Dit César. Entends donc ce que nous avons fait...
... À notre tour, chacun, racontons notre histoire,
Ce que nous avons fait de grand, de bien, de bon. »
« Commencez, vous, César », lui dit Napoléon...


César est très bref:


« Du monde Rome était la puissante maîtresse:
Je fus maître de Rome et je la tins en laisse
Ainsi qu’un chien immense à mon côté rampant... »
Attila ricanait:
« Des gens d’une tribu,
Dit-il, ont dans les bois un jour trouvé perdu,
Demi-mort, un enfant... »


C’était Attila; il devint un grand chef:


«... Devant moi se courbaient les fronts les plus puissants;
Mais un soir, j’aperçus les sauvages cavales
Hennir, aspirer les brises occidentales,
Et puis, frappant du pied le sol humide et vert,
Frémissantes, bondir au loin vers le désert.
Mon esprit les suivit: en quels lieux s’en vont-elles?
Existe-t-il là-bas tant de terres nouvelles,
Tant d’herbe et de forêts, tant de soyeux gazons,
Tant d’ombrages épais sous d’autres horizons,
Tant d’attraits inconnus, que ces bêtes ardentes
À la blancheur de neige, aux croupes frémissantes,
Quittent ces lieux connus pour le sombre incertain?
Soudain me retournant, j’ai vu, dans le lointain
Du ciel oriental, une immense nuée
Comme d’un vent terrible en tous sens remuée,
Une voix en sortit, dont la terre trembla,
Et cette voix disait: « Dieu t’envoie, Attila!
« Suis le cours du soleil sur la terre et sur l’onde,
« Guidé par mon pouvoir, et va venger le monde!...
« Et si l’on veut savoir ton nom en quelque lieu,
« Je te le donne ici: marche, Fléau de Dieu! »
Alors, j’ai rassemblé mes hommes forts et bruns,
Et j’ai dit: « Nous partons! » Ils m’ont suivi, mes Huns,
Suivi jusqu’à la fin... J’ai pris la Germanie,
L’Helvétie et la Gaule, et vaincu l’Italie.
L’air était obscurci lorsque j’avais passé,
Et quand mon cheval noir, Henner, l’avait froissé,
Le champ ne produisait plus d’herbe, et bien longtemps
On nomma mon chemin « chemin des ossements ».

Charles-Quint souriait dans sa barbe argentée...


Mais je m’arrête... Ce récit d’Attila, qui fut composé avant tout le reste du
poème, en est bien la partie la plus originale. Charles-Quint fait aussi son
petit discours, où sont des traits heureux:


«... En maître je guidais le monde frémissant,
Et si l’on m’eût offert tout l’univers à vendre
Pour de l’or, j’aurais su dans quel endroit en prendre. »


Quand Napoléon a parlé à son tour, vient le récit du cinquième personnage:
seul, un livre en main, méprisé, persécuté, il a entrepris la conquête du monde
:



«... Et mon Maître à la fin, pour prix de mon effort,
M’accorda pour son nom de recevoir la mort. »


Ainsi parle saint Paul qui engage une véritable discussion avec les quatre
ombres, leur raconte sa conversion, son oeuvre, et finit par les convaincre que
les victoires morales sont plus précieuses que les succès terrestres:


Et sentant sur leurs fronts passer, âpre et glacé,
Le souffle de la mort, qui, déployant son aile,
Les rappelle déjà de sa voix solennelle,
La tristesse dans l’âme ils se lèvent et vont
Retrouver en son lieu leur sépulcre profond.
Et lorsque du soleil éclate la lumière,
Les géants sont rentrés dans leur sommeil de pierre.


Cette vision épique, notre poète l’a eue à l’âge de dix-huit ans.

Dans un autre genre, celui de la narration telle que l’a mise à la mode François
Coppée, nous trouvons quelques poèmes d’assez longue haleine, trop inégaux pour
être imprimés tout entiers, mais où nous rencontrerons aussi de beaux vers.

La Traversée est l’histoire d’un pauvre idiot, orphelin, seul au monde, embarqué
sur un vaisseau qui doit le ramener en Europe; les matelots, les mousses, le
raillent et le maltraitent:


Soudain, comme le fou se dresse, l’oeil en feu,
Son visage empourpré couvert de grosses larmes,
Cherchant autour de lui quelque secours, des armes,
Pour se précipiter sur ses lâches bourreaux;
Tandis qu’il se répand en longs cris gutturaux
Qui ne font qu’exciter un rire lourd et bête,
Une enfant pâle et douce à la rêveuse tête
Arrive près du groupe: elle est très jeune encor,
Ses longs cheveux tressés ont la couleur de l’or,
Un rayon de colère anime sa prunelle:
« Oh! comme ils sont méchants, qu’ils sont lâches! » dit-elle
Et courant au pauvre être, elle lui prit la main.
Tous s’étaient retirés pour lui faire un chemin
Et se sentaient honteux comme devant un ange
Échappé du ciel bleu pour visiter leur fange.
Comme le chien qui suit le bras qui le défend,
Le misérable fou se pressait vers l’enfant;
Et plusieurs, la voyant si courageuse et pure,
Passèrent lentement, avec un sourd murmure,
Leur manche sur leur joue, et se dirent tout bas
Qu’ils possédaient aussi, dans leur pays, là-bas,
Des chérubins aimés aux chevelures blondes,
Avec des yeux d’azur pleins de lueurs profondes.


Pendant ce temps le pauvre idiot s’était mis à genoux devant l’enfant:


Un rayon s’alluma dans sa prunelle éteinte.
Et, lui tendant les mains dans une extase sainte,
Suspendu tout entier à ce pur regard bleu,
Il sembla l’adorer comme on adore un Dieu.


Tel est le premier acte de ce petit drame. -La nuit est venue. Soudain un cri
sinistre s’élève: le vaisseau brûle! On met les chaloupes à la mer; les
passagers s’y précipitent; il ne reste plus qu’une place dans un des canots;
mais deux passagers sont demeurés sur le navire, la petite fille, que sa mère
appelle en vain, et l’idiot. Celui-ci apparaît sur le pont du vaisseau embrasé:



Dans ses bras il tient, léger fardeau,
Une enfant qu’on croirait doucement endormie...
Il vient de la trouver presque morte de peur
Sur le pont plein d’une âcre et pesante vapeur.
Il glisse maintenant le long du bastingage
Avec l’agilité d’un animal sauvage;
Il atteint la chaloupe et veut y pénétrer.
Mais il n’est qu’une place; un des deux peut entrer,
L’autre... Le fou s’arrête un instant; il regarde
Le canot que remplit une foule hagarde,
Puis la mer, où le feu trace un reflet changeant:
Il a compris, il sait, sublime intelligent,
Que loi doit succomber afin que l’enfant vive...
Et d’un mouvement brusque il la pose craintive
À la place qui reste... Il est temps: le bateau
S’ébranle, et dans la nuit se dérobe bientôt,
Tandis que l’idiot, avec ses grands yeux mornes,
Semblait le suivre encor sur les ondes sans bornes;
Puis, regardant le ciel paré d’un reflet clair,
Il eut un grand sourire et glissa dans la mer.


L’Abandonnée est une autre narration d’un caractère non moins dramatique. Une
caravane traverse le désert; l’eau va manquer; un vieillard israélite tombe,
mourant de soif, sur le sable. Malheur à qui tombe en chemin! La caravane le
livre à son sort,


Et de l’infortuné lentement on s’écarte;
Le grand chameau reprend sa route d’un pas lourd;
Et le vieillard, avec un gémissement sourd,
S’affaisse, les deux bras étendus, sur la terre.


Alors un cri d’effroi retentit: « Mon père! » C’est Gislar, la fille de
l’infortuné, qui s’était endormie,


Par le pas régulier du grand chameau bercée.


La caravane, saisie d’émotion, hésite... Mais déjà la fille a rejoint son père,
elle ne le quittera pas, et tous deux restent seuls dans l’immensité du désert.
Gislar tire alors de dessous sa mante un flacon où elle a conservé chaque jour
sa ration d’eau pour pouvoir au besoin en donner au vieillard. Celui-ci boit
avidement, il est sauvé. Tous deux se remettent en route, espérant une oasis:


Mais l’aurore qui vient n’éclaire que le sable...
Dans le Dieu d’Israël Gislar a confiance,
......... et comme pour Agar,
Il fera pour son père et pour elle un miracle;
Le peuple d’Israël trouva plus d’un obstacle
Dans le désert de Sur, lorsqu’il fut à Mara,
Où l’eau sortait amère... et Dieu le délivra,
Lui fit trouver Élim, où coulaient, toujours pleines,
Sous un bois de palmiers, douze grandes fontaines.


Mais bientôt Gislar tombe épuisée à son tour; la soif la dévore; elle est en
proie au délire:


« Père, vois-tu, là-bas!... C’est enfin l’oasis
Avec ses sources d’eau... j’en compte jusqu’à six!
Pourquoi ne vas-tu pas m’en chercher...?
Elle coule en torrents à tes pieds, là, par terre... »


Le père se sent envahir, lui aussi, par cette horrible hallucination:


Il éclate de rire et se lève éperdu,
Il voit comme Gislar une source d’eau claire
Qui coule à gros bouillons près de lui sur la terre;
Il n’a qu’à s’approcher, à prendre; alors, rampant
Sur sa lèvre brûlante, ainsi qu’un noir serpent,
Il cherche à rattraper cette onde transparente
Dont avide il entend la chanson enivrante;
Il l’atteint, il y trempe avec ardeur ses doigts...
Gislar est sauve enfin: « Tiens, ma fille, tiens, bois! »
Et le sable brûlant coule sur la figure
De l’enfant, qui répond par un vague murmure;
Et le père revient à lui, se maudissant.


Enfin, une caravane qui passe les recueille. Trois jours après, poursuivant leur
voyage, Gislar et son père découvrent, enfouis dans les flots de sable, les
cadavres de leurs compagnons, que le simoun a surpris, comme si le ciel avait
voulu les punir d’avoir abandonné leurs frères.


Et Gislar, en longeant cette tombe mouvante,
Avait presque un remords d’être encore vivante,
Et, devant le trépas de tous ces malheureux,
Pleurait de n’avoir pu se dévouer pour eux.


Ce serait ici le lieu de parler de Wanda, un poème en cinq chants dont le sujet
est tiré de l’histoire de Pologne; d’un autre épisode pris à la même source, la
Petite Reine de Pologne, qui renferme des traits charmants, des peintures
délicates et de fort beaux vers. Mais nous serions entraînés trop loin par
l’analyse de ces deux morceaux, qui n’ont pas été suffisamment retravaillés par
l’auteur pour prendre place dans ce volume.

Ce sont là des narrations qui attestent un talent réel. Mais l’âme du poète ne
s’y montre pas encore complètement. La poésie proprement personnelle revêt chez
Alice de Chambrier une forme plus caractéristique.

Elle était poète dans le sens le plus complet, le plus absolu du mot: tout en
elle était poésie, et tout, dans la vie et dans le monde extérieur, se
transformait pour elle en poésie. On parle souvent de la « poésie de
circonstance », comme pour désigner je ne sais quel petit genre spécial. Mais
toute poésie personnelle et vécue est au fond « de circonstance ». Alice de
Chambrier avait une foule d’impressions et d’idées qui ne demandaient qu’une
occasion, j’allais dire un prétexte, pour s’épanouir dans ses vers; grâce à la
plénitude, à la richesse de son sentiment et de sa pensée, le moindre incident
faisait jaillir de son coeur les strophes émues, aussi simplement qu’un souffle
d’air fait tomber de l’arbre le fruit mûr. C’était chez elle un jeu naturel, une
fonction, la vie même.

Voilà pourquoi elle est si ingénieuse à découvrir des sujets dans les choses les
plus insignifiantes et pourquoi elle en tire des effets si imprévus; voilà
surtout comment il se fait que la plupart de ses poésies sont des paraboles. Je
leur donne ce nom faute d’en trouver un meilleur: lisez la Comète, la Mare, la
Pendule arrêtée, Plaisir d’enfant, et vous comprendrez ce que j’entends par là.
Un fait quelconque de la vie ordinaire, un phénomène extérieur, un incident sans
portée apparente, éveille aussitôt en elle une idée plus lointaine et plus haute
et s’impose à sa méditation comme le symbole d’une vérité morale. Ainsi la
comète qui fuit dans les espaces, et que le soleil attire et ramène dans son
orbite, devient pour elle l’image de l’âme égarée subissant la toute-puissante
attraction de Dieu; dans la mare impure, où se mire un coin de ciel bleu, elle
croit voir le coeur souillé où persiste encore un reflet de la divinité.

C’est précisément le rôle de l’imagination d’apercevoir ainsi, entre le fait
matériel et le fait moral, ces analogies qui échappent au regard du vulgaire.
Cette faculté, qu’on refuse, avec quelque raison peut-être, aux Neuchâtelois,
Alice de Chambrier la possédait à un haut degré; elle avait une imagination
riche, hardie, dont le temps eût réglé le jeu et discipliné les audaces, mais
qui certainement constitue une des faces les plus intéressantes de son talent.

J’ai dit que tout pour elle était matière à poésie; aucun évènement, grand ou
petit, qui n’éveillât en elle un écho. Durant son court séjour à Toulouse, elle
apprit qu’une figurante du théâtre de cette ville, qui avait joué la veille un
rôle de princesse dans une féerie, venait de se donner la mort par le poison.
Aussitôt elle écrit l’histoire de cette infortunée, brillante et parée sur les
planches, misérable et pauvre en réalité; voici les dernières strophes de cette
pièce, qu’elle se proposait de retoucher encore:


C’est ainsi qu’une fois, l’hiver,
Rentrant tard, le soir, dans son bouge,
Et sans même effacer le rouge
Dont son visage était couvert,

Elle prit sur une tablette
Un grand flacon noirâtre et vieux,
Elle y but en fermant les yeux,
Puis s’étendit sur sa couchette.

Quand au fond du ciel endormi
L’aurore mit une auréole,
La princesse jouait son rôle
Bien loin par delà l’infini.


Alice de Chambrier a laissé ainsi une foule de poésies qui n’auront pas leur
place dans ce recueil, et où elle jetait d’une plume rapide les impressions que
faisaient naître en elle les incidents de chaque jour. Le 27 février 1881, quand
tout Paris venait saluer Victor Hugo, elle aussi lui adressait en beaux vers un
hommage qui ne fut pas sans doute le moins sincère de ceux qu’il reçut:


Mon chant, comme un parfum discret de violette,
Jusque vers soi s’élève, ô chêne tout-puissant!


Le poète répondit: Venez me voir, -et il lui fit en effet l’accueil le plus
cordial.

Un autre jour, elle adressait -sans signature -aux membres actifs et aux
membres honoraires de la Société de Belles-Lettres de Neuchâtel, réunis dans une
fête, des strophes où elle formulait ses voeux pour une société à laquelle la
Suisse romande doit une notable part de son développement littéraire:


Faites-la chaque jour plus grande et florissante,
Toujours, toujours plus haut portez son drapeau vert!
C’est en votre pouvoir de la rendre puissante:
Vous n’avez qu’à marcher dans le chemin ouvert.

Partout, à pleines mains, récoltez la science,
Ne laissez rien passer qui puisse vous servir:
L’étude est un Pégase à l’envergure immense,
Mais pour en profiter, il faut se l’asservir.

C’est alors seulement qu’il ouvre ses deux ailes,
Et, soumis, emportant ceux qui l’ont captivé,
Il les mène au delà des régions mortelles,
Vers les lointains sommets de l’idéal rêvé.


La poésie n’était point pour Alice de Chambrier un vain et futile amusement, une
sorte de plaisir égoïste. C’était un culte qu’elle rendait à tout ce qui est
noble et pur. Dans un dialogue entre le poète et la muse, elle s’exprime ainsi
(c’est la muse qui parle):


L’art est un séducteur, s’il n’est pas un flambeau,
Et chacun de tes vers doit être une étincelle,
Une étincelle d’or qui monte vers les cieux,
Et qui va, scintillant d’une flamme éternelle,
Former un nouvel astre immense et radieux,


Et le poète répond:


Je te comprends enfin et comprends mon devoir,
Et je pourrai chanter jusqu’à l’heure dernière,
Jusqu’à l’heure sacrée où, refermant les yeux,
Mon coeur murmurera la suprême prière,
Et prendra, libre enfin, son essor vers les cieux.


Ces vers expriment une aspiration qui est tout le secret de cette nature
d’élite. Sa vie fut une recherche ardente du divin idéal vers lequel ses regards
étaient constamment tournés. Qu’on lise le Captif, et l’on verra grandir
jusqu’aux proportions d’une véritable souffrance cette inextinguible soif
d’infini, et l’on comprendra le titre que nous avons choisi pour ce volume. Ce
titre, c’est un cri, qui suffit à résumer l’histoire de cette âme si étrangement
éprise des réalités invisibles.

Là est l’unité de ce recueil. On y peut contempler à plein cette âme limpide et
ce noble coeur. Et précisément parce qu’elle s’y reflète tout entière, cette
sincérité parfaite éclate jusque dans la forme et la facture de ses vers. Cette
poésie, si intimement vécue et sentie, n’est point née des caprices du coeur, des
orages de la passion ou des déceptions de la vanité; c’est l’expansion d’une
âme dépaysée en quelque sorte ici-bas, et à laquelle il tarde, suivant sa propre
expression, de « s’enfuir dans l’éternité ». Une poésie pareille était
naturellement préservée de l’affectation et de la mièvrerie; elle atteint sans
recherche à l’éclat. On y sentira souvent de l’inexpérience, mais non cet
entortillement qui se remarque volontiers chez les débutants. Alice de Chambrier
avait trouvé d’instinct le vers viril et ferme qui convenait à l’élévation de sa
pensée.

Sa tristesse même demeure digne et contenue, et ne glisse jamais dans la
sentimentalité et la manière; si ses vers n’étaient pas signés, combien de
lecteurs attribueraient à une femme cette poésie calme et sereine jusque dans
ses mélancolies? C’est l’écho d’une âme que la préoccupation d’elle-même n’a
point desséchée, qui n’a point connu les amertumes de l’orgueil blessé, qui a
marché dans la vie les yeux levés vers la source de tout bien et de toute
beauté, et qui a été rappelée dans le plein rayonnement de ses années heureuses.
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