Le jour De La Fête-De-Tous-Les-Fleuves.
Le jour de la fête-de-tous-les-fleuves, nous sommes allés souhaiter la sienne au
nôtre, qui est large et rapide. Il est la sortie du pays, il est la force
incluse en ses flancs; il est la liquéfaction de la substance de la terre, il
est l’éruption de l’eau liquide enracinée au plus secret de ses replis, du lait
sous la traction de l’Océan qui tette. Ici, sous le bon vieux pont de granit,
entre les bateaux de la montagne qui nous apportent les minerais et le sucre,
et, de l’autre côté, les jonques de la mer multicolore, qui, prises à l’hameçon
de l’ancre, dirigent vers les piles infranchissables leurs gros yeux patients de
bêtes de somme, il débouche par soixante arches. Quel bruit, quelle neige il
fait, quand l’Aurore sonne de la trompette, quand le Soir s’en va dans le
tambour! Il n’a point de quais comme les tristes égouts de l’Occident; de plain-
pied avec lui dans une familiarité domestique, chacune y vient laver son linge,
puiser l’eau de son souper. Même, au printemps, dans la turbulence de sa
jouerie, le dragon aux anneaux bouillonnants envahit nos rues et nos maisons.
Comme la mère chinoise offre le petit enfant au chien de la maison qui lui
nettoie le derrière avec soin, il efface en un coup de langue l’immense ordure
de la ville.
Mais aujourd’hui c’est la fête du fleuve; nous célébrons son carnaval avec lui
dans le roulant tumulte des eaux blondes. Si tu ne peux passer le jour enfoncé
dans le remous comme un buffle jusqu’aux yeux à l’ombre de ton bateau, ne
néglige pas d’offrir au soleil de midi de l’eau pure dans un bol de porcelaine
blanche; elle sera pour l’an qui vient un remède contre la colique. Et ce n’est
pas le temps de rien ménager: qu’on descelle la plus pesante cruche, courge
potable d’or à l’écorce de terre, que l’on suce au goulot même le thé du
quatrième mois ! Que chacun, par cette après-midi de pleine crue et de plein
soleil, vienne palper, taper, étreindre, chevaucher le grand fleuve municipal,
l’animal d’eau qui fuit d’une échine ininterrompue vers la mer. Tout grouille,
tout tremble d’une rive à l’autre de sampans et de bateaux, où les convives de
soie pareils à de clairs bouquets boivent et jouent; tout est lumière et
tambour. De çà, de là, de toutes parts, jaillissent et filent les pirogues à
têtes de dragons, aux bras de cent pagayeurs nus que dans le milieu pousse au
délire ce grand jaune des deux mains battant sa charge de démon! Si fines, elles
semblent un sillon, la flèche même du courant, qu’active tout ce rang de corps
qui y plongent jusqu’à la ceinture. Sur la rive où j’embarque, une femme lave
son linge; la cuvette de laque vermillon où elle empile ses hardes a un rebord
d’or qui éclate et qui fulmine au soleil de la solennité. Regard brut pour un
éclair créé et oeil au jour de l’honorable fleuve.